L’année 2022 marque le bicentenaire de l’adoption de la première loi de protection des animaux en Grande-Bretagne : la loi sur le traitement cruel du bétail de 1822, davantage connue sous le nom de Martin’s Act. Cet anniversaire offre l’occasion de revenir sur l’histoire du droit de l’animal en Europe, et en particulier, celle de la loi Grammont, équivalent français du Martin’s Act.
L’adoption de la loi Grammont en France
La loi Grammont doit son nom au général Jacques Delmas de Grammont (1796-1862), député de la Seconde République française. Alors soldat, de Grammont est horrifié par la souffrance des chevaux de guerre et, plus tard, par celle des chevaux de trait dans la rue. Il décide donc de s’engager politiquement pour interdire les actes de cruauté à l’encontre des animaux. Pour l’époque, les positions du député de Grammont en matière de protection animale sont progressistes et conduisent à des améliorations notables.
En 1850, l’Assemblée nationale s’intéresse pour la première fois à la question de la cruauté dont les animaux sont l’objet et vote, le 2 juillet, la loi Grammont. Première loi nationale sur la protection des animaux dans le système juridique français moderne, celle-ci punit le traitement abusif des animaux domestiques dans la sphère publique. Pour autant, cette loi comporte d’importantes limites dues au contexte politique de l’époque. En effet, elle est adoptée par une chambre basse conservatrice à la suite des soulèvements paysans de juin 1848. Les relations étant alors tendues entre les communautés rurales et le gouvernement, la loi Grammont répond davantage à une volonté de contrôler la population qu’à une préoccupation sincère pour le sort des animaux.
Les raisons de l’adoption de la loi Grammont sont multiples. De Grammont fait d’abord valoir que les animaux malmenés sont moins productifs. Il souligne ensuite que les mauvais traitements infligés à ceux-ci peuvent contribuer à la propagation de maladies. Enfin, de Grammont soutient que cette loi aura un effet positif sur la société dans son ensemble, puisqu’elle améliorera la moralité des citoyens en punissant les comportements violents. L’opinion générale considère à l’époque que la vue du sang et les scènes d’agressivité peuvent éveiller la violence populaire. La pénalisation de la cruauté envers les animaux est ainsi conçue comme un outil de régulation sociale et de pacification politique. Le législateur associe donc la compassion à l’égard des animaux au respect des normes sociales.
La proposition de loi de M. de Grammont est de punir toute personne maltraitant les animaux en public ou en privé. Cependant, un amendement du député M. Desfontaines réduit considérablement la portée de cette loi en ne pénalisant que les mauvais traitements infligés aux animaux dans la sphère publique. Cet amendement a pour but de préserver le droit des propriétaires d’user et d’abuser de leurs biens en privé, tout en protégeant les témoins humains de la vue de ces exactions.
La loi finalement votée dispose que : « Seront punis d’une amende de cinq à quinze francs, et pourront l’être d’un à cinq jours de prison, ceux qui auront exercé publiquement et abusivement des mauvais traitements envers les animaux domestiques. La peine de la prison sera toujours appliquée en cas de récidive. L’article 483 du Code pénal sera toujours applicable. »
Cette loi s’applique à trois conditions. Premièrement, l’acte répréhensible doit consister en un traitement abusif à l’encontre d’un animal domestique. À cet égard, la loi Grammont n’appréhende pas la fréquence du comportement litigieux, mais uniquement son intensité et son caractère excessif. Ensuite, l’acte doit être commis en public. Enfin, l’auteur de l’infraction doit être le propriétaire de l’animal ou son gardien permanent ou temporaire, même si cela n’est pas indiqué dans le texte de la loi. En effet, la loi Grammont, telle qu’adoptée en 1850, présente de nombreuses lacunes et les termes utilisés sont trop vagues pour assurer sa bonne application. Par exemple, le mot « ceux », employé dans l’article de loi et désignant les personnes qui font subir aux animaux des mauvais traitements abusifs en public, n’est pas suffisamment précis. Cela a par la suite permis aux juges d’interpréter la loi comme visant uniquement les propriétaires ou les personnes ayant la garde des animaux.
L’adoption de cette loi constitue néanmoins une étape importante dans la lutte pour la protection des animaux en France. Si la loi Grammont n’a pas amélioré le bien-être des animaux de manière significative, elle a pavé le chemin vers une différenciation des animaux du reste des biens en droit. En effet, avant l’adoption de cette loi, le code pénal français punissait les mauvais traitements infligés aux animaux, mais uniquement à la condition qu’ils aient causé un préjudice économique au propriétaire de l’animal. La loi Grammont a ainsi reconnu, pour la première fois, que les animaux constituent une catégorie spécifique de biens, en établissant que les actes de cruauté envers les animaux domestiques portent atteinte aux animaux eux-mêmes, indépendamment du préjudice économique subi par le propriétaire.
Les difficultés d’application de la loi Grammont
L’application de la loi Grammont s’avère difficile. Tout d’abord, les actes incriminés se produisent généralement hors de la vue de la police. Ensuite, les violations de la loi Grammont sont sanctionnées principalement dans les grandes villes de France, surtout à Paris. En effet, au cours des trois années suivant la promulgation de la loi Grammont, 43 % des violations de la loi sont enregistrées à Paris, ce qui suggère que la loi n’était pas suffisamment appliquée dans le reste du pays.
En outre, les organisateurs de corridas ont constitué des obstacles majeurs à la bonne application de la loi. La corrida à l’espagnole, qui consiste notamment à mettre à mort des taureaux, et parfois des chevaux, est introduite pour la première fois en France au début du Second Empire (1852-1870). Ce type de spectacle gagne en popularité en France dans la seconde moitié du XIXe siècle et commence à gagner le nord du pays. Les corridas sont si lucratives que les amendes ne sont pas suffisamment dissuasives. À la fin des années 1890, lorsqu’ils sont traduits devant les tribunaux pour avoir enfreint la loi Grammont, les partisans de la tauromachie font valoir que la corrida ne tombe pas sous le sceau de cette loi. Ceux-ci mettent en avant une série d’arguments afin d’échapper à leur responsabilité pénale, en affirmant notamment que les arènes ne sont pas des espaces publics, que les chevaux et les taureaux ne subissent pas de mauvais traitements abusifs, que les taureaux, et non les humains, sont responsables de la mort des chevaux, ou encore que les taureaux ne sont pas des animaux domestiques. De nombreux juges se laissent alors convaincre. En 1894, le ministre de la Justice porte l’affaire devant la Cour de cassation, qui déclare finalement la corrida illégale en vertu de la loi Grammont. Malgré les multiples décisions similaires prises par la plus haute juridiction de France statuant sur l’illégalité de la corrida, les tribunaux du sud de la France continuent de se ranger du côté des organisateurs de corridas. De ce fait, cette pratique a perduré.
Enfin, le manque d’application de la loi Grammont s’explique également par le fait qu’en pratique, les tribunaux français disposent d’un large pouvoir d’appréciation. Ainsi, à de nombreuses reprises, les juges ne condamnent pas certains actes qui semblent pourtant contrevenir aux dispositions de cette loi. Par exemple, le 10 novembre 1860, la Cour de cassation a exonéré un prévenu qui avait publiquement battu et blessé un cheval avec une fourche. La Cour de cassation a justifié sa décision par le fait que la blessure subie par le cheval était mineure et que le cheval avait désobéi.
L’héritage de la loi Grammont en France
Les années passant, le mouvement de la cause animale connaît de nouveaux succès en France.
En 1881, Jules Ferry, alors secrétaire d’État à l’Instruction publique, accepte d’afficher 30 000 affiches de la SPA dans les écoles publiques de France. En 1959, le décret Michelet abroge et remplace la loi Grammont. Ce décret punit toute personne qui maltraite sans nécessité, en public ou en privé, un animal domestique, apprivoisé ou tenu en captivité. Le texte prévoit également qu’un animal saisi par les autorités puisse être confié à une œuvre de protection animale. En étendant le champ d’application de la législation aux traitements abusifs commis dans la sphère privée, le décret Michelet admet l’intérêt intrinsèque des animaux à ne pas être maltraités. Toutefois, il prévoit une dérogation s’agissant des courses de taureaux « lorsqu’une tradition locale ininterrompue peut être invoquée ».
Dans la continuité de ce décret, une loi de 1963 interdit les actes de cruauté envers les animaux domestiques, apprivoisés ou tenus en captivité, et expose les auteurs à des peines correctionnelles plus sévères (deux à six mois de prison et des amendes de 2 000 à 6 000 francs), et ce, que l’infraction ait eu lieu en public ou en privé.
Ensuite, en 1976, l’article L214-1 du code rural reconnaît que les animaux sont des « êtres sensibles ». Cet article stipule que « [t]out animal étant un être sensible doit être placé par son propriétaire dans des conditions compatibles avec les impératifs biologiques de son espèce ». Cependant, le champ d’application de cette loi est limité, puisqu’il ne concerne que les animaux d’élevage, les autres animaux restant des « biens » selon le code civil. Ce n’est qu’en 2015 que le code civil a qualifié tous les animaux d’êtres vivants doués de sensibilité, bien que continuant à les soumettre au régime juridique des biens corporels.
Aujourd’hui, de nombreux défenseurs des animaux considèrent la loi Grammont comme un jalon dans le droit de l’animal en France. Malheureusement, la préoccupation initiale de de Grammont demeure : malgré la condamnation de la cruauté publique envers les animaux, notre société accepte encore largement les mauvais traitements cachés infligés aux animaux détenus à titre privé. En comparaison avec le XIXe siècle, un nombre bien plus significatif d’animaux sont actuellement contraints d’endurer des conditions de vie et de mort déplorables. Chaque année, environ 1,4 trillion d’animaux – 80 milliards d’animaux terrestres d’élevage, plus de 300 milliards d’animaux aquatiques d’élevage et 1400 milliards de poissons sauvages – sont abattus dans le monde. Rien qu’en France, 3 millions d’animaux sont transportés chaque jour, puis abattus. De nos jours, et à juste titre, les actes de cruauté commis en public sur des animaux suscitent souvent l’indignation populaire. Mais force est de constater que le législateur contemporain, tout comme le législateur de la Seconde République, reste largement indifférent à la maltraitance des animaux d’élevage se tenant à l’abri des regards.
Ilyana Aït Ahmed & Irina Jameron
[MàJ 16/09/2024]