Prises accessoires de cétacés dans la pêche commerciale : un cadre juridique peu effectif

La Commission européenne a pris l’initiative, à la mi-juillet 2022, d’une procédure d’infraction avec mise en demeure et avis motivé contre la France. Cette procédure a été lancée en raison du manque d’actions en urgence, pourtant préconisées afin d’empêcher les prises accessoires de cétacés. La Bulgarie et l’Espagne sont aussi concernées par une procédure d’infraction similaire.

Qu’est-ce qu’une prise accessoire de cétacé ?

On définit communément les prises accessoires comme des cas de prise accidentelle, ou capture accessoire, de poissons ou d’animaux aquatiques issus d’une autre espèce que celles visées par les pêcheurs. Les cétacés peuvent vivre près de nos côtes et se nourrir de poissons de petite ou moyenne taille, comme ceux que la pêche commerciale vise quotidiennement. Ainsi, lorsque les navires déploient leurs filets, il n’est pas rare que les cétacés en pleine chasse dans le banc de poissons s’y retrouvent bloqués. Lorsqu’ils sont remontés sur les navires, il arrive que les pêcheurs leur tranchent la nageoire caudale pour les enlever des mailles. À la suite de cela, ils sont remis à l’eau, blessés. Ils vont de ce fait couler, avant de décéder par asphyxie (ce sont des mammifères) dans les profondeurs. Dans d’autres cas, ils s’échoueront sur les plages.

L’ampleur du phénomène

La France, possède une superficie maritime de plus de 10,2 millions de km², soit la taille de l’Europe continentale. De ce fait, la France remporte la seconde place sur le podium des États ayant le plus grand domaine maritime mondial. Il est utile de noter que sa flotte métropolitaine est composée majoritairement de bateaux de moins de 12 mètres.

Afin de calculer le total des prises accessoires de cétacés chaque année sur le territoire maritime français, on se réfère au nombre d’échouages. Bien entendu, dans le nombre d’échouages, un pourcentage correspond aux morts naturelles des cétacés. Le Réseau national des échouages-Pelagis a enregistré 2 410 échouages sur la façade atlantique et la Manche, dont 1 965 cétacés, entre janvier et mars 2020. Pour l’année 2019, il en décomptait 1 894. Les espèces de cétacés concernées par ces captures accessoires sont majoritairement les dauphins communs (1 200 individus ont été retrouvés échoués sur les côtes françaises en 2020), le dauphin bleu et blanc, le grand dauphin et le marsouin.

Sea Shepherd France a pris l’initiative de l’opération Dolphin Bycatch, celle-ci ayant lieu sur la côte atlantique française. Les bénévoles de Sea Shepherd passent nuit et jour à observer les actions de multiples pêcheurs afin de récolter des informations sur de potentielles captures involontaires et, le cas échéant, porter secours aux animaux. Cette opération a révélé un effroyable constat. Pour 756 cétacés qui se sont échoués sur le littoral durant l’hiver 2020-2021, ce sont beaucoup plus qui ont péri au large. Selon l’ONG, jusqu’à 10 000 cétacés seraient victimes de captures accessoires par an. De même, l’institut Pelagis estime que pour 2019, le total des cétacés ayant été pris dans un filet de pêche avoisinerait les 9 500 individus.

Dans un article publié le 4 avril 2022 dans la revue Ça m’intéresse, Vincent Ridoux, professeur de biologie et de communication scientifique à l’université de la Rochelle, partenaire de l’observatoire Pelagis, exprimait son point de vue sur la situation. « Parmi les dauphins échoués, beaucoup n’ont plus de queue, car les pêcheurs la leur coupent pour les enlever du filet. Les cétacés meurent asphyxiés, on observe donc les lésions dans leurs poumons. On trouve aussi des poissons non digérés dans leur estomac, car ils étaient souvent en train de se nourrir. Environ 70 % des cétacés meurent du fait des captures accidentelles. L’hiver, c’est la première cause de décès chez le dauphin commun. »

Le problème n’est pas limité à la France. En effet, en Amérique du Nord, un malheureux constat a pu être fait : entre 50 % et 70 % des baleines à bosse et des baleines franches de l’Atlantique Nord ont été capturées dans les filets des pêcheurs au moins une fois dans leur vie. Chez nos voisins anglo-saxons, le UK bycatch monitoring system estime que le nombre de captures accessoires au Royaume-Unis se situe entre 718 et 2 402 individus sur l’année de 2017.

Par ailleurs, selon Kevin Robinson, directeur de l’organisation de conservation marine écossaise Cetacean Research & Rescue Unit, ces prises auraient une responsabilité quant à l’extinction fonctionnelle du dauphin de Chine et l’extinction imminente du vaquita. La Commission baleinière internationale et son comité scientifique, en mai 2019, avaient eux aussi exprimé leur inquiétude quant aux captures accidentelles de dauphins communs dans le golfe de Gascogne, cela pouvant menacer le statut de conservation de l’espèce.

Somme toute, ce qui détermine l’ampleur du phénomène des prises accessoires de cétacés, c’est tout d’abord la méthode utilisée par la pêche actuelle (méthode utilisant des filets maillants et trémails), ensuite la saison de pêche (il y a beaucoup plus d’échouages et de captures accessoires durant la saison hivernale) et sa multiplicité (nombre de pêcheurs par jour et zones de pêche).

L’obligation de contrôle et de déclaration de la pêche accessoire

Les prises accessoires de la pêche commerciale ont commencé à être régulées tardivement. La première impulsion est venue de l’Union européenne. Le 21 mai 1992, c’est avec la directive Habitat que le droit européen a mis en place une législation en la matière : la directive 92/43/CEE « concernant la conservation des habitats naturels ainsi que de la faune et de la flore sauvages ». Cette directive a imposé une obligation de protection et de mise en place de mesures nécessaires à la préservation des espèces animales. En ce sens, il est possible de citer l’article 12 qui est particulièrement pertinent. Il engage les États de l’Union européenne à « [prendre] les mesures nécessaires pour instaurer un système de protection stricte des espèces animales […] ». Les États se voient imposés l’instauration de systèmes de contrôle des captures et des mises à mort accidentelles des espèces animales énumérées à l’annexe IV de ce texte (dont les cétacés).

Un second texte européen pertinent est apparu le 26 avril 2004. Il s’agit du règlement européen (CE) n° 812/004, établissant des mesures relatives aux captures accidentelles de cétacés dans les pêcheries. Dans la continuité de la directive Habitat, le règlement de 2004 impose diverses règles. L’article 5 ordonne aux États membres d’instaurer l’obligation de présence sur les navires d’observateurs indépendants disposant d’une expérience et de qualifications. Les observateurs mandatés restent sur les bateaux pour contrôler les pêches et déclarations et rendent des rapports sur les captures accessoires des navires auxquels ils sont affectés. En droit français, cette initiative prend l’appellation OBSMER. Il est aussi intéressant de citer l’article 6 qui impose aux États membres de transmettre chaque année à la Commission, au plus tard le 1er juin, un rapport annuel sur l’application des articles précédents du règlement durant l’année passée.

Ce n’est qu’après l’ordonnance 2010-462 du 6 mai 2010 que l’article L932-2 sur les obligations déclaratives de pêches a été intégré au code rural et de la pêche maritime. Ainsi, depuis le 1er janvier 2012, tous les spécimens de cétacés capturés accidentellement doivent faire l’objet d’une déclaration de capture. Un arrêté a vu le jour le 1er juillet 2011, fixant la liste des mammifères marins protégés sur le territoire national et les modalités de leur protection.

Par la même ordonnance est apparu l’article L922-3 du code rural et de la pêche maritime. Il déclare que toutes les réglementations afférentes aux filets de pêches (dimensions, maillages, modes de pêche et engins autorisés) sont posées par décret. C’est par le décret 2016-781 du 10 juillet 2016, qu’il a été admis que « le ministre chargé des pêches maritimes et de l’aquaculture marine fixe les mesures techniques concernant […] : la taille maximum des mailles de filet autorisés [et] le pourcentage de capture accessoire admissible […] ».

Concernant l’obligation de déclarer l’ensemble des captures accidentelles, elle n’a effectivement été mise en pratique qu’au 1er janvier 2019. À la mi-décembre 2020, une publication bimensuelle d’un bulletin d’information sur le nombre d’échouages a été mis en place.

Des recommandations officielles non suivies d’effets

La lenteur de l’évolution a été vivement critiquée. L’Union européenne a émis une demande d’avis auprès du Conseil international pour l’exploration de la mer (CIEM). Elle souhaitait se renseigner au sujet des recommandations applicables à la question des prises accessoires de cétacés. Le CIEM, en mai 2020, a recommandé plusieurs mesures dont la fermeture temporaire de certains secteurs de la pêche halieutique. Cette fermeture, afin d’être efficace, devait être effectuée pendant a minima trois mois, entre janvier et mars, et sur une zone délimitée au préalable. Le CIEM a aussi recommandé la mise en place d’une stratégie à long terme cumulée à des études approfondies. Le gouvernement français n’a pas souhaité appliquer ces différentes recommandations. Ainsi, 26 associations de protection environnementale ont fait grief à la Commission européenne d’entamer une première procédure d’infraction contre la France. En effet, selon les associations, la situation méritait l’application des recommandations du CIEM en tant que mesures urgentes et nécessaires. Une mise en demeure a été portée à la connaissance de la France en juillet 2020.

Sur cette même lancée, sur le sol national, le tribunal administratif de Paris a condamné la France pour carence dans la gestion des échouages de mammifères marins.

Les mesures mises en place

Par la suite, certaines mesures ont été mises en place. Entre autres, depuis le 1er janvier 2021, il y a eu intégration de dispositifs répulsifs acoustiques dans le droit français. Par principe, les répulsifs devraient être présents sur tous les navires concernés par la mesure ; en pratique, seulement 87 d’entre eux sont équipés. Cela représente un nombre infime lorsque l’on sait qu’en 2019, en France métropolitaine, 4 153 bateaux de pêche commerciale étaient inscrits au registre de la flotte de pêche communautaire. L’hiver 2020-2021 a aussi vu apparaitre des programmes d’observation aérienne des navires. Seulement, ces 3 mois de survols furent très couteux : 500 000 euros. Un relâchement de la mesure a très vite été constaté. Le plan d’observation n’a à ce jour pas été réitéré. Enfin, en février 2021, des caméras à bord des fileyeurs du golfe de Gascogne ont été imposées à des fins de connaissance scientifique. Elles permettent d’évaluer le nombre de captures accessoires et de surveiller les pêches.

Un projet international a été entrepris par trois États européens : la France, l’Espagne et le Portugal. Ce projet nommé CetAMBICion a démarré en mars 2021. Il se base sur une coordination des mesures de prévention dans les régions du Golfe de Gascogne et de la côte de la Péninsule Ibérique. Les résultats de cette initiative sont toujours attendus à l’heure actuelle…

Malgré la dégradation de la situation, les recommandations pré-citées du CIEM sont restées lettre morte. La première mise en demeure européenne n’ayant pas eu un grand impact, c’est sans surprise que la Commission européenne a lancé une procédure d’infraction contre la France à la mi-juillet 2022. Dans le cadre de la procédure d’infraction, la Commission a doublé la mise en demeure par un avis motivé, c’est-à-dire une demande formelle faite à l’État de se conformer au droit de l’Union. La mise en demeure préalablement adressée à la France en 2020 exigeait quelques informations sur le traitement de la situation en France. Face à l’inaction de l’État, la Commission a ajouté un avis motivé. Cet avis motivé sonne la dernière sommation de l’Union à la France avant l’introduction potentielle du litige devant la Cour de justice de l’Union européenne. À la date du 31 août 2022, la seule réponse de la France a été émise par le secrétaire d’État lors d’une communication le 20 juillet 2022. Celle-ci mettait en avant les mesures déjà prises par la France depuis 2017. Mais cette communication demeure informelle, et donc insuffisante. Dans le cadre de la procédure d’infraction de juillet 2022, la Commission européenne a également mis en cause l’Espagne et la Bulgarie.

Pourtant, il est possible de citer plusieurs initiatives efficaces, telles que l’accord sur un programme de conservation international des dauphins, signé par une quinzaine de pays du continent américain et l’UE, qui a permis de réduire les prises accessoires considérablement, ou encore les initiatives australiennes. L’Australie est en avance dans ce domaine. Elle a légiféré et sanctionne davantage les illégalités. En effet, dans cet État, si un pêcheur dépasse un certain seuil de captures de cétacés, il est bloqué à quai. Cela a eu de vraies conséquences sur le nombre de captures déclarées.

Des procédures inopérantes en pratique

Sur l’année 2019, seules 5 captures accessoires ont été déclarées en France. Il s’agissait des déclarations d’un seul et même navire. Cependant, il y a une estimation de 9 500 captures accessoires de cétacés pour l’année 2019, selon l‘institut Pelagis. En pratique, l’équipage préfère remettre le corps du cétacé vivant et mal en point directement en mer plutôt que de le ramener sur terre et le déclarer.

Concernant les observateurs indépendants, il est difficile de vérifier leur sérieux. Mark J. Palmer, directeur associé du Earth Island Institute[1], dans le documentaire Seaspiracy (Netflix, 2021), rapportait le cas d’observateurs soudoyés par les équipages afin de maintenir un certain silence sur le nombre de prises.

Le législateur a imposé quelques sanctions. Par exemple, dans l’article L945-4 du code rural et de la pêche maritime, il a inscrit l’amende de 22 500 euros pour l’absence de conformité aux obligations déclaratives des captures du navire. L’article L945-3-2 du code rural et de la pêche maritime est aussi venu sanctionner la dissimulation des captures lors d’un contrôle à bord.

Néanmoins, dans son jugement du 2 juillet 2020 (avis n° 1901535/4-2), le tribunal administratif de Paris constatait : « Les préfets coordinateurs des façades maritimes […] ont adopté, le 23 juillet 2018, une « stratégie de contrôle et de surveillance de l’environnement marin », afin de coordonner les différents services de contrôle intervenant en mer. Il ressort toutefois du compte rendu du comité de pilotage sur le contrôle des pêches dans le Sud-Atlantique, du 20 mars 2019, produit en défense, que si le nombre des inspections a progressé en 2018, des disparités demeurent selon les secteurs, le nombre de contrôles en mer dans le sud du golfe de Gascogne étant jugé déficitaire. »

D’autres recommandations pour lutter contre les prises accessoires de cétacés

Le programme LICADO vise à trouver des moyens de réduction des captures de dauphins communs. Il a démarré en 2019, financé dans le cadre du Fonds européen pour les affaires maritimes et la pêche et porté par le Comité national des pêches maritimes et des élevages marins. Le projet a vu le jour afin de mettre en place de nouveaux systèmes répulsifs acoustiques et de faire avancer les mentalités du métier de fileyeur. « L’objectif est la mise au point d’un répulsif acoustique directif, plus fiable en termes d’autonomie et doté de nouvelles fonctionnalités. Grâce à un hydrophone, cet outil pourra détecter les dauphins présents près de la zone en pêche, et ainsi permettre de mesurer son efficacité durant les phases de tests en mer. Il émettra alors des sons répulsifs pour les maintenir à distance. Ce fonctionnement en interaction avec l’environnement permettra de limiter non seulement la « pollution » acoustique mais aussi l’accoutumance potentielle des dauphins à ces sons. »

Cela dit, les dispositifs répulsifs acoustiques (pingers) ne doivent pas être traités avec légèreté. En effet, deux problématiques ont été soulevées. La première est que des chercheurs ont déclaré ces mécanismes assimilables à des dispositifs pervers de harcèlement, compte tenu du niveau de décibels. De nombreux cétacés sont perturbés par ces sons et se retrouvent déboussolés. Il a été démontré qu’« un niveau sonore très élevé provoque en effet [de] la douleur chez les mammifères ». De nombreuses associations sont réticentes à cette initiative. L’ONG Sea Shepherd refuse par exemple leur déploiement. Elle explique que « [c]’est un répulsif acoustique qui éloigne les dauphins de leur nourriture. Cela revient à affamer les dauphins et donc à détruire l’espèce. Madame la ministre, non ce n’est pas la solution. » On peut recommander d’activer les répulsifs acoustiques seulement pendant la phase de déploiement du filet, puis en présence constatée d’un dauphin. Cela permettrait aux dauphins d’écholocaliser les filets et de les éviter, sans les harceler. Pour cela, tous les navires devraient être équipés du matériel permettant de repérer les cétacés.

La seconde problématique est que les dauphins assimileraient le son émis par les répulsif acoustique au Diner Bell (« la sonnette du dîner »). Ils seraient donc attirés par la zone du répulsif en estimant que celui-ci leur indique la présence de nourriture.

Plusieurs recherches ont étés poursuivies concernant les filets, comme l’éventualité d’installer des filets en sulfate de baryum. Celui-ci réfléchit les signaux des dauphins et donc leur permet d’écholocaliser les filets. Seulement, ces filets en sulfate de baryum sont aussi plus rigides et donc potentiellement plus dangereux et pourraient les blesser.

L’ONG WWF a travaillé quant à elle sur la mise en place d’un filet dit TED (« Turtle Excluder Device »). Il est confectionné avec une trappe permettant aux tortues de mer de s’échapper du filet tout en continuant de capturer les poissons. La question est de savoir si cela pourrait être appliqué aux cétacés.

Conclusion

Somme toute, il s’agit d’abord d’appliquer les mesures d’ores et déjà mises en place telles que les déclarations de captures, l’implantation des caméras sur les navires, les observateurs véritablement indépendants, etc. Il semble aussi nécessaire de continuer à lutter pour une meilleure réglementation en la matière. Les cétacés sont essentiels aux écosystèmes marins. Il convient de les protéger. Le manque de contrôle de la pêche est réel, et malgré les difficultés citées, il parait essentiel que des initiatives soient mises en place. À l’heure actuelle, nous sommes en attente des actions qui seront entreprises en réponse à la procédure d’infraction de la Commission européenne. La France va-t-elle agir en connaissance de cause ou l’affaire va-t-elle aller devant la Cour de justice de l’Union européenne ?

Laurine Lapointe


[1] Témoignage de Mark J. Palmer, directeur associé du Earth Island Institute – l’organisation qui gère le label Dolphin safe (label attestant de la protection des dauphins dans le cadre des pêches ayant reçu l’appellation), dans le documentaire Seaspiracy. (2021) [netflix.com]

ACTUALITÉS