Poules en cage: le gouvernement gagne la bataille au Conseil d’État

Par Nikita Bachelard et Hugo Marro-Menotti

Le Conseil d’État a conforté le gouvernement dans son interprétation restrictive de la disposition législative visant à mettre progressivement fin à l’élevage des poules en cage. Pourtant, poussés par les consommateurs, les producteurs se détournent de ce mode d’élevage.

En 2017, un article de loi visant à acter la sortie progressive de l’élevage en cage des poules pondeuses a été adopté. Le décret d’exécution associé, après avoir été longtemps attendu, a fait l’objet d’une bataille juridique entre organisations de protection animale et gouvernement. Le Conseil d’État a finalement donné raison à ce dernier, alors que la production de poules en cage recule, poussée par des consommateurs qui se détournent de plus en plus de ce mode d’élevage.

Un long cheminement politique et législatif

Fruit de discussions parlementaires et avec les filières, il aura fallu attendre plus de trois années pour qu’un décret d’application soit publié.

Une avancée obtenue dans le cadre de la loi EGAlim

À l’issue des travaux des États généraux de l’alimentation de 2017, un projet de loi pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine et durable (dite « loi EGAlim ») fut présenté par le gouvernement au début de l’année suivante. Débattu au Parlement, le texte fut enrichi de quelques dispositions relatives au bien-être animal. Parmi celles-ci, l’article 68 de la loi n° 2018-938 a consacré l’interdiction de la mise en production de tout bâtiment nouveau ou réaménagé d’élevage de poules pondeuses élevées en cage à compter de l’entrée en vigueur de ladite loi. La disposition, désormais contenue à l’article L214-11 du code rural et de la pêche maritime (ci-après CRPM), fut assortie d’un second alinéa prévoyant la parution d’un acte exécutoire pour en définir les modalités d’exécution.

Les réticences du ministère à publier le décret

Alors que le décret en question était attendu pour entériner cette maigre avancée, le ministère de l’Agriculture se contentait d’une simple instruction aux services, considérant que l’article de loi se suffisait à lui-même. Afin de contraindre l’État à respecter la loi, l’association CIWF France, soutenue par sept organisations de protection animale, dont la LFDA, a décidé d’adresser une requête au Conseil d’État afin d’obtenir du gouvernement la publication d’un décret. Le 27 mai 2021, la plus haute juridiction a donné raison à l’ONG en contraignant le gouvernement à publier ledit texte dans les six mois.

Insatisfaites par le décret, des ONG le contestent

Le décret n° 2021-1647 du 14 décembre 2021 précisant les modalités d’application de l’article L214-11 du CRPM portant interdiction de la mise en production de tout bâtiment nouveau ou réaménagé d’élevage de poules pondeuses élevées en cage est finalement paru au Journal officiel le 15 décembre 2021. On y constate une interprétation restrictive de la notion de réaménagement des bâtiments. Le texte précise que « constituent un réaménagement de bâtiment :
1° Les travaux ou aménagements d’un bâtiment existant pour le destiner à l’élevage de poules pondeuses en cage ;
2° Les travaux ou aménagements d’un bâtiment existant conduisant à augmenter le nombre de poules pondeuses pouvant y être élevées en cage. »

Les ONG sont retournées devant le Conseil d’État, cette fois pour contester le décret. Elles ont estimé que cette disposition laissait la possibilité à un élevage possédant un bâtiment avec des cage d’en installer des nouvelles, tant que la capacité de production n’était pas augmentée. L’audience s’est tenue le 10 novembre 2023 et la plus haute juridiction a rendu sa décision le 4 décembre 2023.

La décision du Conseil d’État sur le décret

Le Conseil d’État a mis un terme à plusieurs années de flottement juridique par une décision lapidaire qui va à l’encontre des conclusions de la rapporteure publique.

La conception restrictive de la notion de « réaménagement »   

Saisies d’une demande en annulation pour excès de pouvoir, les 3e et 8e chambres réunies ont écarté les différents moyens évoqués et n’ont pas fait droit aux demandes des organisations requérantes. Le Conseil d’État a rapidement traité les points soulevés par les requérantes relatifs à la légalité externe de la décision contestée – i.e. les règles en matière de compétence, forme et procédure –, en ne retenant ni l’omission d’une référence juridique (visa) dans le décret, ni le défaut de participation du public invoqué, posé comme préalable par l’article L123-19-1 du code de l’environnement (décision du 27 mai 2021 n° 441660).

Il s’est ensuite penché sur ce qui constituait le cœur de la requête présentée, à savoir la définition d’un bâtiment réaménagé – pour des raisons de concision, le moyen soulevé relatif au principe d’égalité ne sera pas traité

La définition donnée par le décret n° 2021-1647 était contestée par les requérantes, qui y voyaient une atteinte au champ d’application de l’article L214-11 du CRPM et un dévoiement de l’esprit de la disposition, notamment au regard des débats parlementaires qui se tinrent dans le cadre de l’examen de la loi n° 2018-938.

Le Conseil d’État a finalement tranché en faisant sienne la définition du réaménagement des bâtiments donné par le décret contesté, à savoir l’aménagement (i) d’un « bâtiment existant pour le destiner à l’élevage de poules pondeuses en cage » ou celui (ii) d’un « bâtiment d’élevage existant conduisant à augmenter le nombre de poules pouvant y être élevées en cage ». Ce faisant, le juge administratif a restreint le champ d’application du décret et maintenu l’interdiction pour les seuls cas d’augmentation de la production ou de nouvelle destination d’un bâtiment à l’élevage de poules pondeuses en cage. Le Conseil d’État explicite ainsi la volonté du législateur qui n’aurait pas souhaité (1) interdire les travaux ou aménagements qui permettent « le maintien en production, à capacités inchangées, d’un bâtiment existant affecté à l’élevage en cage de poules pondeuses ».

Des fondements contestables

Si la définition apportée par la juridiction administrative est la bienvenue au regard du principe de sécurité juridique, elle n’en reste pas moins sujette à discussion quant au fondement évoqué. En effet, pour statuer en ce sens, le Conseil d’État se base sur les dispositions de l’article L214-11 du CRPM « éclairées par les travaux parlementaires » relatifs à la loi EGAlim. De la lecture des amendements et des débats des hémicycles des palais Bourbon et du Luxembourg, l’étendue du champ d’application de l’article susmentionné ne se dégage cependant pas si clairement. L’exposé des motifs de l’amendement 2347 voté à l’Assemblée nationale soulignait, par exemple, l’engagement de la filière de mettre fin progressivement à la production d’œufs issus d’élevage en cage, appuyé par les déclarations de plusieurs députés. De façon analogue, les débats au Sénat semblaient avoir clarifié que toute dérogation supplémentaire au dispositif de l’article L214-11 du CRPM ne pourrait être possible qu’en cas d’aménagement bénéfique aux animaux.

A contrario, le rejet des amendements relatifs à une interdiction totale de l’élevage en cage à une échéance temporelle définie et les engagements du ministre de l’Agriculture de l’époque auprès de la filière viennent contrebalancer la lecture qu’il est possible de faire des débats parlementaires.

Des fondements contestés  

Saisie de cette question interprétative quelques semaines avant la décision du Conseil d’État, la rapporteure publique, membre indépendante de la juridiction administrative dont le rôle est de donner une opinion juridique, a rendu des conclusions instructives sur le fond de la requête (2). Sur la lettre de l’article L214-11 du CRPM, i.e. la conception purement littérale du texte, d’une part, en soulignant que la définition du « réaménagement » retenue dans le décret attaqué était « assurément plus étroite » que celle communément admise. Sur l’esprit du texte d’autre part, par un travail de contextualisation politique et juridique en rappelant l’influence du droit de l’Union européenne et les déclarations du président de la République en la matière, ce dernier ayant fait mention de son souhait de faire disparaître progressivement l’élevage des poules pondeuses en cage (discours du 11 octobre 2017). Si elle souligne l’ambiguïté des débats parlementaires sur cette question, elle n’en relève pas moins que le décret contesté méconnaît l’objectif poursuivi par la loi et revient à pérenniser l’élevage en cage. En conséquence, elle préconise de faire droit aux conclusions de la requête. Demande qui ne sera pas entendue par la haute juridiction administrative.

Une direction à rebours de la réalité

La rédaction du décret et la décision du Conseil d’État qui la conforte sont difficilement compréhensibles au regard des attentes de la société et de l’évolution de la production d’œufs.

Les Français ne veulent plus d’œufs de poules en cage

La Commission européenne a réalisé un sondage (Eurobaromètre sur l’attitude des Européens à l’égard du bien-être animal) en mars 2023, révélant que 94 % des Français interrogés jugeaient important de veiller à ce que les animaux ne soient pas enfermés dans des cages individuelles. De son côté, le Comité national pour la promotion de l’œuf (CNPO) a commandé un sondage auprès de l’institut CSA au mois d’août 2023. On y apprend que 43 % des Français interrogés regardent d’abord le mode d’élevage pour choisir les œufs qu’ils achètent, en faisant ainsi le premier critère retenu par les consommateurs. Pour les œufs coquilles, l’affichage du mode d’élevage est obligatoire à travers un code : 0 = bio, 1 = plein air, 2 = au sol et 3 = en cage. Selon le même sondage, 81 % des Français déclarent connaître ce code.

Des exigences qui se reflètent dans les achats

Les Français sont des gros consommateurs d’œufs : 90 % des répondants déclarent en avoir au menu au moins une fois par semaine, toujours selon le sondage CSA. D’après la filière, la consommation par habitant était de 220 œufs sur l’année 2022, dont 45 % d’œufs coquilles achetés en magasin, le reste étant consommé en ovoproduits (35 %) et en œufs coquilles en restauration hors domicile (20 %). Les achats d’œufs coquilles par les ménages ont augmenté de 0,7 % entre 2021 et 2022 et de 3,8 % entre 2022 et les sept premiers mois de 2023.

Or, d’après les données de l’institut technique des filières avicole, cunicole et piscicole (Itavi), la consommation d’œufs issus de poules en cage recule. En 2022, 75 % des œufs achetés en magasins provenaient d’élevages alternatifs. Sur la période janvier-juillet 2023, la consommation d’œufs de poules en cage a diminué de 15,1 % par rapport à la même période l’année précédente. La filière l’explique par « un déréférencement progressif par les enseignes ». En effet, une partie de la grande distribution a arrêté de commercialiser les œufs issus de poules en cage, ou est en cours d’arrêt. Les achats d’œufs de poules élevées au sol en bâtiment ont augmenté de 17,5 %, ceux de poules élevées en plein air (hors Label Rouge), de 18 %, et ceux de poules en plein air Label Rouge, de 8,8 % (3). Les œufs issus de l’agriculture biologique, qui offre pourtant aux poules un accès à l’extérieur, ont vu leurs ventes chuter de 6,9 % – en cohérence avec la crise des produits bio, l’inflation poussant les consommateurs à s’en détourner.

Des comportements alimentaires qui font évoluer la production

Tirée par l’évolution des comportements alimentaires, la production s’adapte. En 2022, la part de poules élevées en cage n’est désormais plus que de 23 % en France (3). De plus, la production d’ovoproduits évolue dans le bon sens. En 2022, pour la première fois, la majorité (54 %) des ovoproduits ont été fabriqués à partir d’œufs issus d’élevage hors cages : 27 % proviennent d’œufs de poules en bâtiment, 24 %, de poules en plein air, et 3 %, de l’agriculture biologique, d’après les données du syndicat national des industriels et professionnels de l’œuf. La même année, 38,2 % des ovoproduits destinés à l’agroalimentaire étaient fabriqués avec des œufs de poules en cage, contre 45,3 % en 2021, et 75,9 % des ovoproduits destinés à la restauration hors domicile, contre 80,3 % l’année précédente (4).

Conclusion

La récente décision du Conseil d’État surprend donc tant au regard de la lettre que de l’esprit de la disposition contestée. La pérennisation de l’élevage en cage pour les poules pondeuses ne favorise pas la transition progressive nécessaire au regard de l’évolution du comportement des consommateurs, ni ne rend service aux intérêts économiques de la filière, comme souligné par la rapporteure publique.

Nikita Bachelard & Hugo Marro-Menotti

1. Note des auteurs : Le Conseil d’État n’utilise pas le choix du conditionnel : « le législateur (…) n’a pas entendu interdire ».

2. Merloz, M.G. Conclusions de la Rapporteure publique, Conseil d’État, décision du 4 décembre 2023 n° 461367, cit.

3. CNPO. 2023. « Journée Mondiale de l’Œuf : la consommation d’œufs s’envole en France et la filière redémarre progressivement, vers un record de consommation battu en 2023 ! » [oeuf-info.fr]

4. Cadot, P. 17/10/2023. « Transition vers l’alternatif en pondeuse ». Conférence aux journées « expert » du LIT Ouesterel.

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