Ressusciter des espèces: quels sont les intérêts et les risques?

Par Mehdi Miniggio et Sophie Hild

Extinction et dé-extinction des espèces : peut-on faire revenir à la vie celles qui ont disparu ? (partie 3 sur 4). Nous avons vu dans les revues précédentes que les espèces naissent et s’éteignent, de façon naturelle ou par la faute des humains (n° 118). Nous avons également exploré les techniques qui ont le potentiel de ramener à la vie certaines espèces (n° 119). Voyons maintenant les raisons pouvant justifier la résurrection artificielle d’une espèce, ainsi que les risques qui y sont associés.

Partie 1 : Les extinctions massives d’espèces vivantes sur Terre
Partie 2 : Faire renaître des espèces animales éteintes grâce à la biologie de synthèse
Partie 3 : Ressusciter des espèces : quels sont les intérêts et les risques ?
Partie 4 : Ramener des espèces disparues à la vie : doit-on vraiment le faire? (à paraître)

Les principes directeurs sur la création de proxys d’espèces éteintes

Rapport de la commission pour la sauvegarde des espèces de l’UICN

L’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) est une organisation intergouvernementale dont le but est la conservation de la biodiversité. Elle tient à jour une « liste rouge » des espèces menacées pour guider les efforts de conservation de la biodiversité.

Au regard de l’émergence des outils technologiques permettant de recréer des espèces disparues (voir n° 119), un groupe d’étude y a été créé en 2014. Un ensemble de lignes directrices pour définir les bonnes pratiques et encadrer les futurs travaux sur le sujet a été publié par la commission pour la sauvegarde des espèces (CSE) de l’UICN en mai 2016.

Les experts ont souligné que l’on ne peut pas créer une réplique 100 % identique à l’espèce éteinte pour cause de « différences génétiques, épigénétiques, comportementales, physiologiques ou autres ». Le terme « espèce proxy » est ainsi utilisé pour parler de l’espèce recréée.

Bénéfices de la réintroduction d’espèces éteintes

Parmi les bénéfices potentiels listés par la CSE se trouvent les suivants :

  • Restauration de la biodiversité et des écosystèmes : les populations d’espèces proxy devraient permettre de restaurer la biodiversité en améliorant sa stabilité face aux changements (dont climatiques) et en réduisant la perte d’autres espèces. Elles devraient rétablir des fonctions critiques perdues par les écosystèmes.
  • Engagement du public et impacts socio-économiques : par son aspect sensationnel, la dé-extinction pourrait être utilisée pour sensibiliser le public aux problématiques de la conservation des espèces. Des emplois seraient créés pour les projets ou même pour les activités de tourisme.
  • Avancées technologiques : les techniques employées pour créer des proxys d’espèces éteintes, comme la manipulation du matériel génétique, ont des intérêts potentiels pour la conservation d’espèces menacées. Par exemple, la technologie peut être employée pour améliorer la diversité génétique des populations existantes.

Risque de la réintroduction d’espèces éteintes

Les risques sont beaucoup plus nombreux. Parmi eux :

  • Coûts financiers ou en termes d’opportunités et de soutiens : la dé-extinction est attractive. Les efforts et fonds autrement fléchés pour la conservation d’espèces existantes risquent d’être déviés vers la résurrection d’espèces éteintes par opportunisme, surtout si la source des fonds est publique. Par ailleurs, en laissant croire au public que l’on peut « ramener à la vie » des espèces éteintes, les messages liés à l’urgence de la protection des écosystèmes et des espèces pourraient perdre de leur impact.
  • Effets inconnus sur les individus et les espèces : la création même des individus peut donner lieu à beaucoup de souffrances et de stress pour les animaux, comme c’est le cas dans la création de clones. Il est également très difficile de savoir à quel point les populations créées seront adaptées à leur milieu et seront capables de survivre à long terme. Le risque d’une ré-extinction est possible.
  • Effets sur les écosystèmes : de la même manière, le comportement et les dynamiques de population des proxys sont prévisibles. Une espèce proxy peut devenir envahissante, ou fortement concurrente avec d’autres espèces qui deviendront menacées. La réintroduction mettrait finalement en danger le système qu’elle était censée renforcer.
  • Risques sanitaires, épidémiologiques et génétiques : la réintroduction d’individus issus d’un milieu captif vient toujours avec le risque de transmettre des parasites ou des pathogènes nouveaux dans le milieu naturel. Un autre risque est celui d’une hybridation avec des espèces locales proches : les fonctions d’intérêt pour l’écosystème cible pourraient être perdues chez l’hybride et mettre en danger aussi bien l’espèce réintroduite que les espèces proches locales.
  • Impacts socio-économiques : des conflits humains-faune sauvage pourraient voir le jour. La transmission de maladies, ou les impacts négatifs sur les moyens de subsistance des populations (prédation sur les animaux d’élevage, destruction de cultures…) doivent être soigneusement anticipés.

Le mammouth contre la fonte du pergélisol

Rôle du mammouth dans son écosystème

Jusqu’à il y a encore environ 10 000 ans, au début de l’Holocène, de nombreux mammouths (Mammuthus primigenius), rhinocéros laineux (Coelodonta antiquitatis) ou encore saïgas (Saïga tatarica) dominaient les paysages de la Sibérie. Ceux-ci étaient alors composés de prairies fertiles, malgré l’âge glaciaire, et les mammouths laineux en étaient les « ingénieurs ». Leur régime alimentaire était basé sur les plantes, principalement herbacées, les buissons et les petits arbres. Les mammouths entravaient la pousse des grands arbres, ce qui conservait les plaines ouvertes, et ils dispersaient, grâce à leurs excréments, une grande quantité de nutriments sur de très grandes distances. Ils auraient compacté les sols et raclé les couches épaisses et isolantes de neige, permettant aux froids hivernaux extrêmes de pénétrer le pergélisol (ou permafrost) – une couche terrestre gelée et parfois très épaisse qui piège sous sa masse presqu’imperméable beaucoup de carbone.Le réchauffement climatique et la chasse par les humains ont entrainé la disparition des derniers mammouths de Sibérie il y a environ 4 000 ans. Dans le nord de la Sibérie, la toundra moussue et la toundra forestière ont remplacé l’écosystème des mammouths. Faute de mégafaune, il se produit une accélération de la fonte du pergélisol et donc une libération de gaz à effet de serre, comme le dioxyde de carbone et le méthane, piégés depuis des milliers d’années. En quantité, le pergélisol piègerait plus que le contenu total en carbone de toutes les forêts tropicales de la planète, soit environ 1 700 milliards de tonne. La fonte de la glace occasionne également une diminution de l’effet albédo (pouvoir réfléchissant de la lumière) et donc une augmentation des rayonnements absorbés par la Terre, qui se réchauffe encore plus. Il s’agit d’un cercle vicieux. 

Créer un proxy du mammouth

Compte tenu des fonctions écologiques réalisées par le mammouth dans l’écosystème, le retour de cette espèce emblématique dans les latitudes nord est envisagé pour atténuer la progression et les effets du réchauffement climatique sur le pergélisol. Ressusciter les mammouths pourrait favoriser notamment le développement de plantes légumineuses et d’herbacées permettant une meilleure accumulation du carbone (et de l’azote) de la matière organique du sol.

Ironiquement, la fonte des glaces fait réapparaitre des carcasses de mammouth autrefois piégées. Ce qui fait le bonheur des collectionneurs d’ivoire donne aussi un accès au matériel génétique des mastodontes disparus (bien que très endommagé). Comme précisé précédemment, on ne peut pas reproduire fidèlement un mammouth. Néanmoins, la technologie rend possible la sélection de certains gènes du mammouth et de leur insertion dans le génome de l’éléphant d’Asie, pour créer une espèce hybride proxy.

L’objectif est d’obtenir une espèce résistante au froid, possédant des poils longs et épais ainsi qu’une couche de graisse abondante lui permettant de vivre dans des écosystèmes de type toundra et taïga. Les nouvelles prairies arctiques permettraient une augmentation de la biodiversité, un enrichissement des écosystèmes, ce qui induirait plus de broutage, plus de compactage et une congélation plus importante et plus profonde du pergélisol en hiver. Ce serait un cercle vertueux (dans l’idéal…).

Un soutien aux espèces existantes menacées (coévolution)

L’étoile de Madagascar et son papillon

La coévolution est une influence réciproque qui s’exerce entre deux espèces pendant leur évolution. Parmi l’ensemble des coévolutions présentes dans les règnes animal et végétal, nous pouvons citer les coévolutions coopératives et plus particulièrement le mutualisme, qui bénéficie aux deux espèces.

Il existe, à Madagascar, une orchidée appelée « étoile de Madagascar » (Angraecum sesquipedale), pourvu d’un long tube (éperon) pouvant dépasser 30 centimètres de long au fond duquel se trouve son nectar. En 1862, Charles Darwin, suivi d’Alfred Wallace en 1867, prédirent qu’il existait quelque part à Madagascar un papillon possédant un proboscis de même taille, capable d’atteindre ce nectar et de polliniser l’orchidée. Ce papillon sera finalement découvert en 1903 et baptisé Xanthopan morgani praedicta.

Charles Darwin dira : « On peut comprendre ainsi comment il se fait qu’une fleur et un insecte puissent lentement, soit simultanément, soit l’un après l’autre, se modifier et s’adapter mutuellement de la manière la plus parfaite. » On peut ainsi comprendre aisément que la disparition d’une espèce étroitement liée à une ou plusieurs autres peut provoquer la disparition des autres. La dé-extinction peut, dans ce cas-là, être le seul processus pour éviter cette extinction en chaîne et rétablir les interactions écologiques en déclin.

Le dodo et le tambalacoque

Certaines interactions écologiques ont coévolué de façon si spécifique avec une espèce animal éteinte que la dé-extinction de l’espèce appropriée est la seule voie de conservation et de rétablissement écologique possible in situ (Ben Jacob Novak, 2018). La thèse d’une relation étroite entre le célèbre dodo et le tambalacoque est sûrement l’une des plus célèbres histoires de mutualisme interspécifique. Celle-ci pourrait appuyer l’intérêt de la dé-extinction d’espèces et notamment pour la protection de la faune et de la flore endémiques.

D’un côté, le dronte de Maurice, ou « dodo » (Raphus cuccullatus), était un oiseau d’environ un mètre de hauteur et pesant entre 10 et 15 kg. Incapable de voler, il possédait des pattes relativement courtes ainsi qu’un bec courbé caractéristique. Espèce endémique de l’île Maurice, il disparut vers la fin du XVIIe siècle, soit moins d’un siècle après sa découverte et l’arrivée des Européens. De l’autre côté, le tambalacoque (Sideroxylon grandiflorum ou Calvaria major) est un arbre également endémique de l’île Maurice. La particularité de cet arbre réside dans un processus de « ligno-subérification » responsable du durcissement de ses graines.

À la suite de la disparition du dodo, le tambalacoque commença également à se raréfier et, en 1973, l’espèce était officiellement en voie de disparition avec 13 individus de 300 ans environ. Pour déterminer un lien de causalité entre la disparition du dodo et le déclin du tambalacoque, le professeur Stanley Temple, ornithologue américain, émit l’hypothèse en 1977 que seul le gésier du dodo était capable d’altérer la paroi des graines de l’arbre pour les faire germer (endozoochorie). Cette hypothèse a été confirmée en usant la paroi des graines de façon mécanique ou en les faisant ingérer par des espèces de dindes, ce qui conduisit à la germination des graines.

Néanmoins, d’autres causes pourraient expliquer la diminution du nombre de tambalacoques, comme la déforestation par exemple. De plus, certaines espèces comme les tortues étant également capables de cette endozoochorie, l’impact de la disparition du dodo comme unique cause du déclin du tambalacoque semble toujours semer le doute chez les scientifiques.

La grenouille plate à incubation gastrique

Une incubation très originale

La grenouille plate à incubation gastrique (Rheobatrachus silus) était autrefois endémique du sud-est du Queensland en Australie. Elle est considérée éteinte depuis 2001. Elle avait la particularité d’avaler ses œufs fécondés et de transformer son estomac en sac incubateur pour donner ensuite naissance à sa progéniture par la bouche. Les œufs étaient protégés de la digestion par la sécrétion d’une molécule de prostaglandine qui décompose l’acide gastrique. Une des justifications à la dé-extinction de cette espèce est l’opportunité d’étudier la composition de cette substance : elle pourrait faciliter et améliorer les traitements des ulcères de l’estomac ou même la récupération après une chirurgie de l’estomac (Piero Genovesiun, Daniel Simberloff).

Une équipe de scientifiques, dirigée par le professeur Mike Archer, a réussi à réactiver des noyaux cellulaires à partir de tissus prélevés dans les années 1970. La technique utilisée est celle du transfert de noyaux de cellules somatiques (SCNT) avec les ovocytes de la grenouille rousse Mixophyes fasciolatus. Aucun embryon n’a survécu plus de quelques jours. Cependant, en réussissant à faire revenir le génome de cette grenouille, les scientifiques disposent maintenant de cellules « fraîches » cryoconservées de cette espèce éteinte pour de futures expériences. Il est donc techniquement possible que cette espèce de grenouille puisse un jour être dé-éteinte.

Une réintroduction vouée à l’échec ?

Les véritables causes de la disparition de cette grenouille sont encore à l’étude. Il semblerait que la disparition progressive de son habitat naturel et surtout la présence du champignon Batrachochytrium dendrobatidis (responsable de la chytridiomycose) soit à l’origine de son déclin. De plus, nous ne savons pas réellement quel service écosystémique celle-ci remplissait. Enfin, nous avons peu de connaissances sur son écologie, sa biologie, sa physiologie ou son comportement.

Existe également la question d’une espèce vouée à la consanguinité, faute de diversité génétique disponible. Elle aurait pour conséquence de diminuer la fitness (valeur sélective) des individus et d’augmenter le taux d’extinction…

Le risque serait donc tout simplement de voir cette grenouille disparaître à nouveau dans la nature. Et si le but n’est pas de réintroduire l’espèce, est-il éthique de la faire revivre uniquement comme espèce expérimentale (qui sera à nouveau détruite une fois les réponses biochimiques découvertes) ?

Des espèces ressuscitées nuisibles à leurs écosystèmes

Les programmes impliquant la libération d’espèces dans la nature, en dehors de leurs lieux d’origine, peuvent comporter un certain nombre de risques et des conséquences imprévues. Les interactions écologiques fondamentales des espèces proxys avec d’autres espèces existantes doivent également être évaluées dans les études d’impacts. Les interactions interspécifiques d’une communauté ont une incidence sur la survie et la reproduction des espèces. Parfois, des effets réellement dévastateurs pour l’écologie et la biodiversité peuvent survenir.

Nous pouvons citer, par exemple, l’introduction du reptile Tégu noir et blanc (Salvator merianae) au Brésil, dans l’archipel de Fernando de Noronha. Initialement introduits pour lutter contre les rongeurs envahissants, ces reptiles ont fini par dévorer des oiseaux marins endémiques de l’archipel (Teixeira et al., 2003) et porter gravement atteinte à cette espèce. Un autre exemple est celui des lapins européens (Oryctolagus cuniculus) introduits en Australie au XVIIIe siècle. Ils se sont multipliés de façon incontrôlable, devenant ainsi une espèce envahissante et nuisible pour la faune et la flore d’Australie.

Plus récemment, au milieu du XIXe siècle, le wapiti de Tule, ou wapiti nain (Cervus elaphus nannodes), était au bord de l’extinction. À la suite d’importants efforts de réintroduction, cet herbivore a retrouvé de nombreuses populations stables. Les effets de la réintroduction de ce wapiti ont été étudiés sur une prairie côtière en Californie. Les résultats de cette expérience ont montré une incroyable complexité des effets sur la communauté végétale : réduction de l’abondance et de la biomasse d’une herbe envahissante, Holcus lanatus, mais aussi diminution de l’abondance et de la biomasse des plantes annuelles indigènes et exotiques. La réintroduction du wapiti a « considérablement modifié la composition des espèces de cette communauté ». Les auteurs de cette étude soupçonnent que ce paradoxe entre effets positifs et négatifs de la réintroduction d’une espèce dans un biotope n’est pas propre au wapiti mais qu’il s’agit d’un phénomène récurrent chez de nombreux mammifères dans la biologie de la conservation.

Conclusion

Les potentiels bénéfices apportés par la dé-extinction des espèces sont nombreux comme nous avons pu le constater. Elle pourrait permettre de restaurer la biodiversité, d’améliorer la résilience écologique via l’introduction d’anciennes espèces clés de voûte, la création de vastes zones protégées et des sanctuaires pour les autres espèces vivant en communauté. Elle permettrait également d’établir de nouveaux brassages génétiques pour augmenter la variabilité génétique et l’adaptation des espèces de manière générale. 

Ces avantages sont à relativiser au vu des risques potentiellement très importants pour la biodiversité. Ils peuvent être indirects, comme ceux liés au non-financement de la conservation d’espèces menacées encore existantes, ou plus directs : l’introduction d’une espèce proxy aura des impacts difficilement prévisibles sur les autres espèces vivantes de l’écosystème. Tous les aspects négatifs et les risques provoqués par une dé-extinction d’espèce sur l’environnement pourraient n’être mis en évidence que longtemps après cette réintroduction.

Ainsi, une réversibilité de ce processus, à savoir la possibilité d’éliminer les espèces ressuscitées si elles constituaient un fardeau pour la biodiversité, la santé humaine ou les services écosystémiques, doit être étudiée en amont de tout projet (UICN, 2016). Cela pose bien entendu un certain nombre de questions sur le bien-être animal et l’éthique. Nous traiterons de ces sujets au prochain numéro.

Mehdi Miniggio & Sophie Hild

Partie 1 : Les extinctions massives d’espèces vivantes sur Terre
Partie 2 : Faire renaître des espèces animales éteintes grâce à la biologie de synthèse
Partie 3 : Ressusciter des espèces : quels sont les intérêts et les risques ?
Partie 4 : Ramener des espèces disparues à la vie : doit-on vraiment le faire? (à paraître)

Cet article est basé sur le rapport « Dé-extinction d’espèces – Enjeux scientifiques et éthiques » réalisé en 2023 à la LFDA dans le cadre du Master « biodiversité, écologie et évolution » à Sorbonne Université.

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