Faire revenir à la vie des espèces disparues est envisagé pour diverses raisons, comme nous l’avons vu au cours des revues précédentes. La dé-extinction d’une espèce est aujourd’hui techniquement possible, à cela près que l’on parle d’espèce « proxy », car nécessairement un peu différente de l’originale. Est-ce que la capacité technique justifie pour autant de passer à l’acte ?
Partie 1 : Les extinctions massives d’espèces vivantes sur Terre
Partie 2 : Faire renaître des espèces animales éteintes grâce à la biologie de synthèse
Partie 3 : Ressusciter des espèces : quels sont les intérêts et les risques ?
Partie 4 : Considérations morales sur la résurrection d’espèces disparues
Notion d’aléa moral
« Une chose est juste lorsqu’elle tend à préserver l’intégrité, la stabilité et la beauté de la communauté biotique. Elle est injuste lorsqu’elle tend à l’inverse » (Aldo Leopold, 1949). Le principal argument éthique en faveur de la dé-extinction doit être sa contribution à l’environnement, et en particulier, la « promotion de la biodiversité » selon Shlomo Cohen (2014).
Comme nous l’indique le rapport des principes directeurs de la CSE de l’UICN, la dé-extinction peut représenter une forme d’aléa moral. La notion d’aléa moral, ou risque moral, est utilisée dans un certain nombre de domaines comme l’économie, par exemple. Le philosophe et économiste écossais Adam Smith définit l’aléa moral comme « la maximisation de l’intérêt individuel sans prise en compte des conséquences défavorables de la décision sur l’utilité collective ». Il faut comprendre ici qu’il s’agit d’une situation où un parti se permet de prendre un certain nombre de risques en sachant qu’un autre parti en supportera les conséquences en cas d’échecs.
Selon ce principe d’aléa moral, la dé-extinction peut amener la génération actuelle ou les prochaines générations à penser que les espèces éteintes peuvent toutes être ressuscitées. Ce mode de pensée pourrait ainsi réduire les efforts collectifs et politiques aux mesures et aux efforts de conservation actuels. Après tout, pourquoi dépenser du temps et de l’argent à protéger les espèces actuelles, quand on sait que les générations futures pourront les faire revenir ?
D’après la commission pour la survie des espèces, ces questions d’aléas moraux « ne sont pas résolues et doivent être débattues à tous les niveaux ». L’objectif est d’éviter que les futures générations héritent des conséquences négatives de la dé-extinction. Ainsi, un travail particulier doit être réalisé pour expliquer que les efforts de dé-extinction doivent servir de soutien et non se substituer à la biologie de la conservation (2016).
Un devoir éthique à réparer les erreurs du passé (obligation de justice)
Un des principaux arguments en faveur de la dé-extinction est une obligation morale de ne pas participer de manière directe ou indirecte à l’extinction d’espèces. Ainsi, la question est de savoir si cette obligation peut ou doit s’étendre à une obligation de résurrection d’espèces disparues (UICN, 2016). Il est admis que l’espèce humaine est responsable en grande partie de la sixième extinction que l’on connaît aujourd’hui. Les humains ont donc ce qu’on pourrait appeler une « dette de justice réparatrice » (Cohen, 2014 ; Jebari, 2016), que ce soit pour le dodo, la tourte voyageuse, le mammouth et bien d’autres espèces encore.
Selon l’auteur Jay Odenbaugh, professeur de philosophie, lorsqu’un « agent moral » nuit à un « sujet moral », le premier a une obligation de réparation sur le second. Ainsi, la forme de compensation, ou plutôt de restitution, la plus appropriée pourrait être de ressusciter l’espèce si cela est possible.
Un certain nombre d’objections et de contre-arguments peuvent en revanche se poser. Comment des espèces, et plus précisément des espèces disparues, pourraient être redevables d’une « dette de justice réparatrice » ? Les individus d’espèces éteintes ont par définition disparu aujourd’hui. Il en est de même des individus ayant causé leurs pertes. En prenant l’exemple du dodo, les Européens ayant posé le pied sur l’île Maurice ne peuvent pas payer cette dette aux dodos exterminés (Sandler, 2013).
Dans la mesure où ce n’est pas spécifiquement nous, à l’échelle individuelle, qui avons fait disparaître le thylacine (Thylacinus cynocephalus) ou le quagga (Equus quagga quagga), nous ne sommes pas redevables de « dédommagement » à ces espèces (Campbell et Whitte, 2017)
Un autre argument en faveur de la dé-extinction serait une obligation de justice non pas vis-à-vis des espèces éteintes, mais à l’échelle de la conservation de la biodiversité et des écosystèmes (Campbell et Whittle, 2017 ; Lacona et al, 2017). L’espèce humaine est responsable d’un ensemble de pressions anthropiques exercées sur la biodiversité : destruction des habitats, surexploitation des ressources…
Certaines espèces éteintes, sont considérées comme des ingénieurs de leur écosystème (comme le mammouth). La disparition d’une espèce, en particulier une espèce clé de voûte, compromet la structure et le fonctionnement d’un écosystème de par la qualité, le nombre et l’importance des liens entretenus avec son habitat (FranceTerme). Ainsi, la dé-extinction, qui est un moyen de restaurer des espèces, pourrait, par corollaire, conserver la biodiversité et aider à réparer les dommages causés aux écosystèmes.
Concernant ce dernier point, un contre-exemple incluant des facteurs moraux sont à considérer. Si la dé-extinction d’une espèce devait aboutir à l’émergence d’une espèce invasive, ce qui est une probabilité non négligeable, alors cette dé-extinction serait elle-même un risque pour l’habitat, et donc contre-productive.
Il est régulièrement soutenu que faire revenir le mammouth pourrait permettre de restaurer son ancien écosystème et participer à la réduction du réchauffement climatique (voir notre article dans la revue précédente). Cependant, cela suppose que l’espèce analogue aux mammouths, obtenue par édition du génome, puisse évoluer dans un environnement qui a beaucoup changé et, surtout, qu’elle puisse remplir la fonction écologique voulue. Enfin, la question est également de savoir si aucune espèce actuellement vivante n’est pas déjà capable de remplir ce rôle (Jay Odenbaugh, 2023).
La question du bien-être animal
Le premier et principal argument contre la dé-extinction concerne le bien-être animal et plus particulièrement « la souffrance inacceptable des individus » (UICN, 2016). Il est moralement répréhensible de causer une quelconque souffrance à un animal, d’autant plus si celle-ci n’a aucune justification (Jay Odenbaugh, 2023). Or, la dé-extinction causera inévitablement des souffrances inutiles à de nombreux individus. Prenons l’exemple du bouquetin des Pyrénées (Capra pyrenaica pyrenaica), première naissance par clonage d’un animal d’une sous-espèce éteinte. Celui-ci est effectivement mort quelques minutes après sa naissance en raison de « défauts physiques des poumons » (J. Folch, 2009) et ce, dans des douleurs atroces (Cohen, 2014).
Parmi les souffrances que pourrait produire la dé-extinction, nous pouvons énumérer : les morts prématurés, les anomalies génétiques, les maladies chroniques, les fausses couches… (Browning, 2018). De plus, ces souffrances ne concernent que les procédés de « fabrication » de ces individus, à cela doivent s’ajouter les conditions d’élevage en captivité (laboratoire, cage) qui posent des problèmes notables sur le bien-être animal.
Un projet aussi ambitieux que la dé-extinction ne peut se réaliser sans phase d’observations et d’analyses invasives, ce qui pourrait avoir un impact sur les comportements spécifiques de leurs espèces (contacts sociaux, exploration, comportement maternel…) (Anses, 2022). Pour finir, viennent s’ajouter des comportements que nous ne pourrions prévoir ou même comprendre de la part d’individus hybrides, ainsi qu’une probable altération des émotions naturelles. De nombreuses incertitudes entourent les risques de telles pratiques sur la santé et le bien-être animal. D’après certaines études, les espèces proxy pourraient s’avérer « d’excellents vecteurs d’agents pathogènes » et leurs génomes pourraient héberger des « rétrovirus endogènes nocifs non reconnus » (G. Church, 2013).
Les scientifiques veulent-ils jouer à Dieu ?
Un autre argument contre la dé-extinction repose sur la motivation derrière cette volonté de recréer des êtres vivants aujourd’hui disparus : l’être humain cherche-t-il à jouer à Dieu, poussé par un sentiment d’orgueil démesuré (Diehm, 2017) ? Nous surestimons grandement notre capacité à gérer les espèces recréées (Ben Minteer, 2014). Il suffit d’observer notre incapacité à protéger les espèces actuellement vivantes.
Les arguments d’accusation de « jouer à Dieu » se rapportent régulièrement à cette tendance d’outrepasser les limites de ce que l’Homme peut se permettre de faire ou de ne pas faire. Dans un certain sens, la dé-extinction est une transgression du paradigme de la création de la vie (Shlomo Cohen, 2014). En créant des organismes transgéniques, « non naturels », le processus de dé-extinction tente tout simplement de « faire revivre les morts ». Bien sûr, il ne s’agit pas de la seule forme d’organismes transgéniques. Cependant, il est évident que les enjeux et les conséquences moraux ne sont pas tout à fait les mêmes que lorsqu’il s’agit de rendre une plante plus résistante aux insectes.
Il semble que la dé-extinction intègre « trois des rôles divins paradigmatiques : la création, la définition du naturel et la résurrection des morts » (Shlomo Cohen, 2014). Certains auteurs estiment qu’il serait inconvenant de jouer à Dieu une deuxième fois, dans la mesure où nous l’avons déjà fait en exterminant ces animaux (Michael Archer).
Il existe cependant des contre-arguments à cette présomption d’hubris de la part des humains. La dé-extinction peut être motivée par un sentiment de culpabilité, et non d’orgueil (la culpabilité étant plus proche de l’humilité que de l’orgueil). De plus, la dé-extinction serait motivée par une idée biocentrique, et non anthropocentrique et « narcissique », de valorisation de la nature, contrecarrant l’idée que l’on se prend pour Dieu pour satisfaire un orgueil incontrôlable.
Conclusion générale
Pour conclure, les efforts de dé-extinction sont réels et très controversés. Les connaissances scientifiques, actuelles et celles en devenir, pourraient permettre, dans un avenir proche, de recréer des espèces hybrides ayant des caractéristiques physiques et physiologiques proches de leurs ancêtres. Cette prouesse scientifique repose sur trois méthodes distinctes : le rétrocroisement, le clonage par transfert de noyaux de cellules somatiques et l’édition du génome.
Les arguments employés pour y parvenir résident dans le rétablissement des processus écologiques perdus à la suite d’extinctions. Réaliser une dé-extinction d’espèce clé de voûte pourrait profiter aux écosystèmes et favoriser la biodiversité. Certains y voient également la possibilité de cloner des espèces en voie de disparition pour les sauver, à l’instar du furet à pieds noirs (Mustela nigripes), du panda géant (Ailuropoda melanoleuca) ou du rhinocéros de Sumatra (Dicerorhinus sumatrensis). D’autres arguments concernent les nombreuses avancées techniques et technologiques qui pourraient naître des efforts de dé-extinction d’espèces, comme le système CRISPR-Cas 9 ou le séquençage nouvelle génération (NGS).
Mais la dé-extinction d’espèces ne possède pas que des avantages. L’espèce ressuscitée elle-même peut en pâtir, à l’image de la grenouille plate à incubation gastrique. Des conséquences pour l’écosystème pourraient également survenir : l’espèce en question pourrait bien devenir une espèce envahissante, vectrice d’agents pathogènes ou de rétrovirus endogènes. De plus, les efforts de dé-extinction pourraient réduire les fonds alloués à la conservation d’espèces en danger d’extinction, ce qui pourrait aboutir à encore plus d’extinction d’espèces, paradoxalement.
La question du bien-être animal doit également être au cœur des réflexions de dé-extinction. Devons-nous risquer de créer des espèces hybrides n’appartenant à aucune lignée évolutive et risquant de passer inévitablement par des phases de souffrance, comme pour le bouquetin des Pyrénées ? Il est évident qu’il ne sera pas un cas isolé des processus de dé-extinction.
Finalement, sommes-nous continuellement destinés à bouleverser tous les processus naturels qui nous entourent ? Ne pouvons-nous pas faire partie intégrante de l’écosystème de notre planète sans en altérer les mécanismes ?
Il est à présent urgent de stopper cette sixième crise d’extinction massive. Nous pouvons nous demander l’intérêt de s’orienter vers la résurrection d’espèces éteintes depuis des centaines ou des milliers d’années par les activités humaines quand nous pourrions accentuer nos efforts de conservation au bénéfice des espèces actuelles et en voie de disparition.
Mehdi Miniggio