Appel pour un moratoire sur les fermes-usines de saumons en France

De nouveaux élevages terrestres de saumons, appelés RAS, tentent de se développer en France. Ces projets hyper-intensifs entraînent des conditions de vie déplorables pour les animaux et des conséquences désastreuses pour l’environnement.

Ferme saumon RAS

Trois projets d’élevages hyper-intensifs de saumons menacent de voir le jour en France :

  • À Boulogne-sur-Mer (62), l’entreprise Local Océan envisage de produire 8 500 tonnes par an. Ce projet est le plus avancé et a obtenu toutes les autorisations nécessaires pour démarrer.
  • À Plouisy (22), l’entreprise Smart Salmon envisage de produire 8 000 tonnes par an.
  • Au Verdon-sur-Mer (33), l’entreprise Pure Salmon envisage de produire 10 000 tonnes par an.

Il s’agit ici des tonnages envisagés à court terme, les objectifs de moyen-long terme atteignant 100 000 tonnes par an pour les trois projets cumulés.

En considérant les risques et les souffrances que ces projets impliqueraient pour les saumons, Welfarm est entrée en campagne contre ces projets le 2 avril 2024 et a lancé une pétition en ligne (urgence-saumons.fr). En parallèle, la nouvelle ONG Seastemik, engagée pour mettre fin aux pratiques d’aquaculture non durable, a apporté son soutien à la mobilisation locale contre ces projets. Ensemble, ces organisations ont rédigé un rapport [PDF] sur ces nouveaux élevages pour demander un moratoire.

Un élevage terrestre de saumons, qu’est-ce que c’est ?

Il s’agit d’élevages dans lesquels la totalité du grossissement des poissons est effectuée en RAS (Recirculating Aquaculture Systems) où une proportion plus ou moins grande de l’eau est réutilisée au sein de l’élevage en circuit fermé. Les poissons y vivent dans des bassins artificiels hors-sol, en intérieur, souvent sans aucun enrichissement. Cela change du modèle habituel en cages marines (filets en mer).

La France étant l’un des premiers pays consommateurs de saumons, elle constitue un marché intéressant pour ces entreprises. Jusqu’alors, la production française était très limitée, notamment car nos eaux côtières sont trop chaudes pour élever des saumons en cages marines en été. La quasi-totalité du saumon consommé en France étant importé de Norvège et d’Écosse, ces projets misent sur l’argument du « made in France » et de la souveraineté alimentaire.

Une menace pour le bien-être des saumons

La réglementation piscicole comprend des normes sanitaires et environnementales, mais le droit existant ne protège pas vraiment les poissons d’élevage. Les quelques normes contraignantes sont tellement généralistes qu’elles sont inefficaces, et les quelques normes plus concrètes et spécifiques aux poissons ne sont pas contraignantes. Le droit actuel laisse donc les poissons vulnérables face aux risques qu’impliquent leurs conditions d’élevage.

En RAS, les coûts induits par l’utilisation de technologies de maintien de la qualité de l’eau, onéreuses et énergivores, rendent nécessaire, pour une question de rentabilité, une conduite d’élevage à fortes densités (voir tableau 1).

Tableau 1 : Densités de saumons selon le mode d’élevage

Mode d’élevageDenseités de saumonsÉquivalences en individus par m3
(poissons de 300 g)
Équivalences en individus par m3
(poissons de 5 kg)
Cages marines10 – 25 kg/m333 – 83 poissons2 – 5 poissons
Bassins en bio< 20 kg/m366 poissons4 poissons
RAS aux densités les moins élevées40 – 80 kg/m3133 – 267 poissons8 – 16 poissons
RAS aux densités les plus élevées100 – 150 kg/m3333 – 500 poissons20 – 30 poissons

Or, un rapport d’expertise du Comité Consultatif de l’Aquaculture [PDF] indique que le bien-être des saumons, espèce solitaire et territoriale lorsqu’elle vit en rivière, commence à se dégrader au-delà de 10 à 20 kg/m3.

En RAS, la survie des poissons est dépendante du bon fonctionnement perpétuel des équipements de gestion de l’eau. Cela crée une vulnérabilité structurelle aux évènements de mortalité de masse qui peuvent survenir en cas de dysfonctionnement. Une funeste liste d’exemples [PDF] (16 évènements documentés dans la presse professionnelle depuis 2014) témoigne de ce risque. Au-delà de ces incidents, plusieurs sources identifient des difficultés à maintenir certains paramètres de l’eau à des niveaux optimaux pour le bien-être des poissons en RAS. D’ailleurs, un représentant de l’association des éleveurs de saumon de Colombie Britannique qualifie publiquement ce mode d’élevage de « technologie qui n’a pas fait ses preuves ».

Comme ils limitent les contacts avec le milieu extérieur, les élevages en RAS offrent théoriquement plus de biosécurité. Cependant, plusieurs sources attestent que les maladies infectieuses peuvent tout à fait survenir en RAS, et qu’une fois qu’un pathogène se propage dans le système, il est très difficile de l’éliminer, notamment si les pathogènes colonisent les biofiltres. À moins de prendre certaines précautions, traiter le système avec des agents antimicrobiens risquerait de perturber le fonctionnement des biofiltres, lesquels abritent des bonnes bactéries indispensables à la gestion de la qualité de l’eau. Cela laisse peu, voire pas d’alternatives au « dépeuplement », c’est-à-dire l’abattage à des fins sanitaires, pour la gestion des maladies infectieuses. La branche ouest-canadienne de MOWI, multinationale n° 1 mondial du saumon, déclare ainsi publiquement : « les opérations qui ont tenté d’élever un grand nombre de poissons en bassins à terre [en RAS] ont des difficultés pour plusieurs raisons, dont une mauvaise santé des poissons. »

Les dégâts de l’appétit de millions de poissons carnivores

Les saumons sont des poissons carnivores qui doivent en partie être nourris avec des huiles et farines de poissons issus d’une pêche pratiquée spécialement à cet effet : la pêche minotière. Celle-ci représente un triple problème :

  • Souffrances animales : la pêche minotière inflige des souffrances aux quelques 1 200 milliards d’animaux aquatiques qu’elle abat sans étourdissement chaque année au niveau mondial, en plus des 850 000 captures accessoires – des dauphins, petites baleines, tortues et oiseaux de mer tués dans les filets.
  • Atteintes à l’environnement : la pêche minotière contribue à la surpêche, qui déséquilibre les écosystèmes marins et réduit la disponibilité des poissons-proies pour les espèces prédatrices qui en dépendent.
  • Problèmes de justice sociale : la pêche minotière peut entrer en compétition avec la pêche vivrière dans certains pays vulnérables en matière de sécurité alimentaire, notamment en Afrique de l’Ouest. Elle participe ainsi à un détournement des « ressources » et à un gaspillage intrinsèque, puisque 90 % des prises de la pêche minotière pourraient être directement consommées par les humains.

Depuis les années 1990, l’industrie a cherché à réduire la part des huiles et des farines de poissons dans la composition de l’aliment. Aujourd’hui, en conventionnel, l’aliment est végétalisé à hauteur d’environ 75 %. Cela pose de nouveaux problèmes. D’une part, l’incorporation de soja brésilien dans l’aliment contribue souvent à la déforestation. D’autre part, les ingrédients végétaux contiennent couramment des composants, appelés facteurs antinutritionnels, qui perturbent le système digestif des saumons. Une végétalisation excessive peut donc être source de mal-être pour ces animaux carnivores.

Enfin, on peut douter de la légitimité des assertions sur la souveraineté alimentaire lorsqu’on sait que 91,7 % des ingrédients utilisés pour nourrir les saumons en Norvège sont importés.

De multiples menaces pour l’environnement

De plus, ces projets impliquent des prélèvements en eau, des rejets d’effluents et des émissions de gaz à effet de serre. On parle d’une consommation énergétique gigantesque : l’équivalent de villes de 15 000 à 200 000 personnes pour chaque site1. De façon plus générale, produire encore et toujours plus est incompatible avec la transition écologique qui nécessite une réduction de la production mondiale de saumons.

Instaurer un moratoire

Face à ces enjeux, Welfarm et Seastemik demandent un moratoire en droit français sur l’autorisation de nouveaux élevages de poissons, crustacés et céphalopodes destinés à la consommation, dans lesquels la totalité du grossissement est effectuée en installation aquacole à système de recirculation en circuit fermé. Ce moratoire s’appliquerait tant que quatre conditions ne sont pas remplies :

  1. Évaluation de ce mode de production par des autorités compétentes.
  2.  Adoption d’une réglementation ambitieuse de protection des poissons d’élevage.
  3. Élaboration d’un plan national de réduction quantitative de l’utilisation du poisson fourrage issu de la pêche minotière dans l’alimentation des espèces carnivores.
  4. Exclusion automatique des projets en RAS affectant des zones classées et protégées.

Lauriane Charles, Gautier Riberolles, Esther Dufaure et Salomé Martinez Tordjman

  1. Chiffres variables selon les projets et selon que l’on considère les tonnages envisagés à court terme ou à long terme ↩︎

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