La loi du 6 janvier 1999 marque une étape importante dans l’évolution du statut juridique des animaux en France, en cherchant à les distinguer des biens tout en les y maintenant en pratique. Initiée originellement dès 1993 par la LFDA, cette réforme illustre comment la protection animale s’est renforcée pour répondre aux attentes de la société. Malgré ces progrès, les limites de ces lois révèlent la difficulté pour le droit français de pleinement intégrer la sensibilité animale.
Une catégorisation juridique inadaptée pour les animaux
L’un des principes structurants de l’ordre juridique français repose sur la distinction entre les personnes et les biens. Ce qui n’est pas une personne est un bien. Mais comment classer les biens en droit ? Le droit romain connaissait déjà une distinction que le droit français a reprise lors de la constitution du premier code civil, en 1804 : celle qui sépare les meubles et les immeubles. Le contenu de ces catégories a varié selon les époques, mais en principe les immeubles sont les biens qui ne peuvent être déplacés (une maison, un terrain, des tuyaux de canalisation, un moulin…). Les meubles (dans ce sens juridique précis) sont constitués de tout ce qui n’est pas immeuble.
Quid des animaux ? Dès 1804, il n’existe pas de catégorie spécifique pour les animaux, qui font partie des biens. Ils sont mentionnés à plusieurs reprises : « Les animaux que le propriétaire du fonds livre au fermier ou au métayer pour la culture, estimés ou non, sont […] soumis au régime des immeubles tant qu’ils demeurent attachés au fonds par l’effet de la convention » (code civil 1804, article 522).
« Les objets que le propriétaire d’un fonds y a placés pour le service et l’exploitation de ce fonds sont immeubles par destination. Les animaux que le propriétaire d’un fonds y a placés aux mêmes fins sont soumis au régime des immeubles par destination » (ibid., article 524) Les animaux de rente sont donc traités par cette disposition de la même manière que les « semences données au fermier », ou les « pressoirs, chaudières, alambics, cuves ».
Une proposition de loi initiée par la LFDA en 1994
Dès 1993, la LFDA (alors « Ligue française des droits de l’animal ») met en place une commission « personnalité juridique de l’animal », réunissant notamment scientifiques et juristes, afin de réfléchir à la modification nécessaire du statut de l’animal en droit français. Plusieurs problèmes sont identifiés : comment, par exemple, octroyer une personnalité juridique à un être qui peut être acheté ou vendu ? Quels sont les textes qui seraient impactés par une telle modification ? Quelles propositions réalistes, pragmatiques, peuvent être faites dans le contexte politique actuel ?
En mars 1994, la LFDA publie dans le journal Le Monde un appel solennel pour que des modifications législatives prennent acte du fait qu’un animal n’est pas une chose : « Il n’est pas seulement matière. Il éprouve des sensations, il exprime des sentiments, il ressent la souffrance. […] Le temps est venu de modifier des textes qui datent de 1804, et qui doivent désormais comporter une distinction entre les dispositions applicables aux choses inanimées, et celles applicables aux animaux »1.
Les travaux menés par la LFDA auront pour conséquence l’élaboration d’une proposition de loi (PPL) multipartisane portée par le député Pierre Micaux, visant à faire évoluer les choses et à « renforcer les garanties juridiques du statut de l’animal ». Celle-ci est présentée à l’Assemblée nationale le 1er juin. Elle liste des prescriptions générales « sur les conditions de transport des animaux, les modalités de vente d’espèces animales, la revendication des animaux domestiques abandonnés »[5]. Elle est signée par 36 parlementaires, notamment l’ancien président de la République Valéry Giscard d’Estaing.
Elle entend renforcer la protection des animaux en répondant à un besoin de dignité et de respect envers les animaux domestiques. Elle introduit des normes précises concernant leur transport : toute personne responsable du transport d’animaux vivants doit suivre des règles spécifiques pour garantir le respect de leurs besoins physiologiques. En outre, elle impose des conditions particulières pour la vente de certaines espèces animales, par exemple en encadrant la publicité et en exigeant des qualifications professionnelles particulières des vendeurs et des acheteurs, lorsque cela est nécessaire pour la conservation de l’espèce.
Le texte vise également à aider les animaux domestiques abandonnés. En dehors des chiens et des chats, déjà protégés par des lois spécifiques, les associations reconnues d’utilité publique pourront revendiquer la propriété des animaux abandonnés dans l’espace public. Cette mesure permet de protéger les animaux vulnérables et d’offrir une solution pour ceux laissés sans soins.
Enfin, la proposition introduit des modifications au code civil et au code pénal, visant à définir les animaux comme des « biens d’une nature particulière » plutôt que de simples objets. Les articles sur le vol, le recel et les biens dans le code civil sont modifiés pour inclure les animaux, leur octroyant ainsi un statut autonome, conforme à leur qualité d’êtres sensibles. Cette distinction juridique cherche à affirmer une prise de conscience du rôle de l’animal dans la société et de son droit à un traitement respectueux et protégé.
Dans un article publié la même année2 et se voulant écho de cette PPL, Suzanne Antoine, magistrate et figure majeure de la LFDA, analysait l’obsolescence des dispositions du code civil français. La définition juridique néglige d’après elle les avancées scientifiques, limitant la protection qui est due aux animaux. Elle note aussi que face à cette incohérence, plusieurs pays ont révisé leur législation. Par exemple, l’Autriche a modifié son code civil en 1988, précisant que les animaux ne sont pas des biens ordinaires, mais sont protégés par des lois spécifiques.
Cette PPL est ensuite reprise à l’occasion de projets de loi par les ministres de l’Agriculture successifs : Philippe Vasseur (1995), Louis Le Pensec (1997) et Jean Glavany (1998). Enfin, le 6 janvier 1999, la loi est adoptée, modifiant les articles 524 et 528 du code civil via ses articles 24 et 25 en y mentionnant spécifiquement les animaux.
PROPOSITION DE LOI
EXPOSÉ DES MOTIFS
Le code civil ne reconnaît aucun statut particulier à l’animal, qui se trouve implicitement inclus dans les « biens », terme général qui englobe l’ensemble des éléments sur lesquels l’homme exerce ses droits, et que l’article 516 classe en deux catégories : les meubles et les immeubles.
Sur la base de cette dernière classification, l’article 528 du code civil inclut les animaux dans la catégorie des meubles par nature. Il ne distingue les animaux et les choses qu’en fonction de la manière dont ils se meuvent, ou sont mus par une force étrangère. Il n’est fait aucune allusion à l’originalité de la nature animale. Or l’animal n’est pas seulement matière : il possède la vie, il est apte à ressentir la souffrance, et il est susceptible d’avoir avec l’être humain des relations affectives privilégiées.
Les articles du code civil relatifs à la propriété et à la vente englobent de la même manière animaux et choses sans distinction de nature.
Cette assimilation de l’animal à la chose ne correspond plus au courant de pensée contemporain, qui prend conscience de la nécessité de respecter la vie animale, soit pour des motifs d’ordre scientifique, soit pour des motifs d’ordre moral.
Ces tendances sont reflétées par de nombreux articles de doctrine, qui déplorent l’absence de statut juridique propre à l’animal.
Il faut noter que le code civil autrichien a été modifié le 10 mars 1988, et précise désormais que les animaux ne sont pas des choses.
Le concept « d’animal-chose » ne permet plus aux tribunaux de régler de manière satisfaisante les litiges nés à propos des animaux, puisqu’ils sont amenés à ignorer leur véritable nature […].
Il appartient donc au législateur de modifier les textes existants […].
Ces modifications, destinées à mettre l’accent sur l’originalité de la nature animale, n’entraîneront aucun bouleversement des dispositions relatives aux tractations commerciales, ou aux modes d’appropriation dont l’animal fait actuellement l’objet. Il s’agit seulement de la constatation d’une réalité qu’il convient de concrétiser dans les textes […].
La loi du 6 janvier 1999
Cette loi vise d’abord à protéger le public des agressions potentielles causées par des animaux dangereux et errants. Cependant, elle introduit également des dispositions importantes pour la protection des animaux domestiques, marquant une avancée significative dans la manière dont le droit français considère les animaux.
Les modifications apportées au code civil incluent la création d’un nouvel article 528, qui fait une distinction claire entre les animaux et les objets inanimés, ainsi qu’un article 524 qui sépare les animaux des objets utilisés pour l’exploitation agricole. Cette volonté de séparer les animaux des choses témoigne d’une reconnaissance croissante de leur spécificité dans le cadre juridique.
Cette évolution s’inscrit dans un changement de mentalité sociétale, qui abandonne la vision cartésienne qui réduisait les animaux à de simples machines. Il y a, dans l’esprit de la loi, un désir manifeste de reconnaître leur valeur émotionnelle et leur sensibilité, ainsi que l’attachement affectif que beaucoup de gens éprouvent envers eux. Cela reflète une prise de conscience collective et un souhait de mieux traiter les animaux dans le cadre législatif.
Cependant, la réforme présente des limites notables. La définition de l’animal reste en grande partie fondée sur des critères de mobilité, ce qui ne tient pas compte de la sensibilité ou des intérêts propres des animaux : « Sont meubles par leur nature les animaux et les corps qui peuvent se transporter d’un lieu à un autre, soit qu’ils se meuvent par eux-mêmes, soit qu’ils ne puissent changer de place que par l’effet d’une force étrangère » (article 25).
De plus, bien que le texte souligne la distinction entre les animaux et les objets inanimés, il ne parvient pas à offrir une définition complète de l’animal, laissant place à des ambiguïtés. Cela pose des questions sur la capacité du droit civil à intégrer les particularités des animaux, qui, en plus de dépendre des espèces, ne se prêtent pas aisément aux catégories traditionnelles.
Un rapport parlementaire examinant ce projet de loi3 souligne à l’époque cette insuffisance. Bien que des avancées aient été réalisées, le cadre juridique existant n’est pas adapté pour aborder la question des animaux sensibles de manière satisfaisante. Ce rapport nous éclaire sur le fait que les préoccupations des parlementaires lors de la rédaction de la loi semblaient surtout axées sur la nécessité de ne pas perturber l’ordre juridique établi, ce qui a conduit à des compromis qui manquent de clarté.
« À l’instar de la modification de l’article 524 proposée à l’article 20, la nouvelle rédaction de l’article 528 vise à individualiser les animaux et à les distinguer des corps qui se meuvent par eux-mêmes, afin de souligner leur spécificité parmi les meubles, ceux-là ne pouvant plus être à proprement parler assimilés, aujourd’hui, à de simples objets au regard de la législation française et de l’état de la société. Cette modification n’a cependant qu’une portée strictement rédactionnelle et n’entraîne aucune modification de l’ordonnancement juridique. Il faut cependant faire observer que la nouvelle rédaction de la définition du bien meuble par nature conduit à s’interroger sur la définition en droit de l’animal, qui n’est plus considéré par le code civil comme un corps vivant non humain se mouvant par lui-même » (examen de l’article 21).
En conséquence, bien que la loi du 6janvier 1999 ait apporté certaines améliorations, elle ne parvient pas à l’époque à établir un régime juridique complètement cohérent pour les animaux. Elle ne respecte pas pleinement leur sensibilité, ce qui soulève des questions sur la compatibilité de cette législation avec d’autres dispositions, comme celles du code pénal qui protègent les animaux contre les mauvais traitements (par exemple code pénal, R654-1). Ainsi, malgré des avancées symboliques, la réforme reste largement insuffisante pour répondre aux attentes sociétales en matière de protection des animaux.
L’héritage contrasté de la loi de 1999
Depuis sa promulgation en 1999, cette loi a fait l’objet de plusieurs modifications, qui ne modifient pas à proprement parler la philosophie du régime juridique applicable aux animaux. En revanche, on peut voir dans l’évolution de la législation française des traces de ce changement sociétal qui avait été amorcé à l’époque de l’adoption de la loi de 1999.
En 2015, une loi consacre officiellement dans le code civil la sensibilité des animaux. L’article 515-14 dispose ainsi que « les animaux sont des êtres vivants doués de sensibilité ». Ce texte marque une rupture avec la vision précédente qui assimilait juridiquement dans ce code les animaux aux biens meubles. Ce changement montre en théorie une prise de conscience du législateur, reflétant les évolutions de la société sur la question du bien-être animal.
Là encore, la LFDA a été motrice dans cette évolution, grâce à des actions de plaidoyer et de sensibilisation durant plus de vingt ans. En 2015, Suzanne Antoine, magistrate, présidente de chambre honoraire de la cour d’appel de Paris et trésorière de la LFDA, est missionnée par le ministère de la Justice pour remettre un rapport sur le régime juridique de l’animal.
Lire aussi : Hommage à Mme Antoine, magistrate au service des animaux
Elle y constate que le régime juridique applicable aux animaux, tel qu’il est défini dans le code civil, doit être révisé à la lumière des perspectives modernes : le lien croissant entre l’homme et l’animal, « sur un plan affectif en ce qui concerne les animaux de compagnie, sur le plan philosophique du respect dû à tous les êtres vivants qui peuplent la planète, et sur le plan scientifique des parentés biologiques parfois très proches entre les espèces » (chapitre VII).
Elle met également en évidence la dynamique européenne croissante et de plus en plus marquée sur ce sujet à l’époque, et elle préconise la création d’une catégorie sui generis (qui n’a pas d’équivalent) pour les animaux, qui reflèterait leur nature spécifique.
Cependant, le droit ne rendra que partiellement justice aux animaux. Malgré cette reconnaissance de leur sensibilité, le régime juridique des animaux reste, d’un point de vue pratique, attaché à celui des biens : « sous réserve des lois qui les protègent, les animaux sont soumis au régime des biens » (code civil, article 515-14). Cela est confirmé par le manque d’évolution dans le reste du droit ; l’article 522 actuel du code civil, par exemple, dispose toujours que « les animaux que le propriétaire du fonds livre au fermier ou au métayer pour la culture, estimés ou non, sont soumis au régime des immeubles tant qu’ils demeurent attachés au fonds par l’effet de la convention ». L’évolution est lente depuis la version du code civil de 1804, mais elle est là, et la LFDA continue à plaider pour des réformes juridiques ambitieuses.
Nicolas Bureau