Nous vivons les moments difficiles d’un désastre biologique et, par voie de conséquence, humanitaire, face auquel nous semblons êtres impuissants, incapables de l’enrayer. Chaque jour, de multiples sources d’informations, généralistes ou scientifiques, nous submergent avec les données de ce désastre planétaire. Celles-ci concernent par exemple le réchauffement climatique et l’altération des glaces de pôles et des montagnes, la pollution de l’air que nous respirons, le répertoire des substances toxiques que nous emmagasinons et surtout les amputations redoutables de la biodiversité auxquelles il est souvent fait référence dans notre revue.
Depuis le début des années 1990, la surface occupée par les espaces sauvages a perdu 3 millions de km2 (soit 10 % en vingt ans) corrélativement à la croissance démographique de l’espèce humaine et à l’extension de ses activités agricoles et industrielles. Ces pertes ne sont pas suffisamment compensées par la création de nouvelles zones protégées dans les espaces sauvages restants. Il devient donc impératif de rechercher à concilier au mieux les activités humaines et le maintien de la biodiversité dans nos espaces « domestiqués ». La Réserve naturelle nationale de la Plaine des Maures créée en juin 2009 dans le Var offre un exemple concret de la recherche d’une telle conciliation.
La situation, à l’échelle de la planète, est d’autant plus inquiétante que des zones protégées parmi les plus emblématiques sont elles-mêmes menacées dans leur existence. Les difficultés auxquelles sont confrontés les parcs nationaux des États-Unis ou la Grande Barrière de corail d’Australie sont particulièrement éloquentes à cet égard.
Le National Park Service (NPS)
Le 25 août 1916 le président Woodrow Wilson a créé le National Park Service (NPS). Cette agence fédérale, qui a fêté son centenaire l’an dernier, assure la protection et la gestion des 59 parcs nationaux. En fait, le tout premier parc créé fut celui de Yellowstone en 1872, non sans débats au Congrès qui dut décider entre la sanctuarisation de l’état sauvage de ces terres de l’Ouest ou l’exploitation économique des ressources naturelles de ces terres prometteuses. Les Parcs sont actuellement confrontés à des difficultés budgétaires, en dépit des subventions du Congrès, des entrées des visiteurs et des donations (mécènes et compagnies privées). Comment éviter la commercialisation de leur espace en affichant par exemple le nom des sponsors sur divers équipements ? D’autres dérives menacent les dispositions protectrices initiales face aux sollicitations de compagnies pétrolières et minières : par exemple, pourquoi ne pas autoriser le passage des pipelines de gaz naturel à travers les parcs ?
Le Grand Canyon National Park en Arizona est menacé par une reprise de l’extraction d’uranium qui avait été suspendue en 2012 par un moratoire de 20 ans sur l’extraction du minerai dans tout le bassin aquifère du Grand Canyon. Il est menacé par l’installation d’une télécabine destinée à acheminer au fond du Canyon pas moins de 10 000 touristes par jour. Il faut ajouter à cela les survols d’hélicoptères dont le nombre a doublé en deux ans quoique limités par l’agence fédérale de l’aviation civile. Enfin, il est aussi menacé par les coupes budgétaires infligées par les Républicains du Congrès (celles-ci ne devraient pas marquer une pause sous la nouvelle présidence…).
Les Parcs nationaux sont aussi victimes de leurs succès. Le nombre de leurs visiteurs ne cesse d’augmenter : en 2015, le record de 307 millions de visiteurs a été atteint. Pour les accueillir le NPS emploie 22 000 fonctionnaires et 200 000 bénévoles chaque été. Comment imaginer qu’une telle fréquentation n’altère pas les qualités de ces espaces naturels ? « Dans la vallée du Yosémite, en fin d’après-midi, les voitures roulent au pas, pare-chocs contre pare-chocs. Les automobilistes qui reviennent d’excursion croisent ceux qui cherchent à quitter le parc avant la nuit, faute de logement. En 2015, 611 accidents de voiture ont été enregistrés dans le parc, soit 20 % de plus en deux ans. La circulation fait des victimes jusque dans la faune : trente-neuf ours ont été renversés par des automobiles. » (1). Par une curieuse ironie du sort, la nature sauvage manifeste parfois sa présence de façon intempestive. Ainsi, en l’été 2012 des visiteurs du Yosémite situé en Californie ont été victimes d’un virus mortel, un hantavirus, à l’origine d’un syndrome pulmonaire (SPH) qui transmis par les excréments, l’urine ou la salive des souris sylvestres infectées, suite à une inhalation de poussières contaminées (2). Le glacier du Yosémite a presque disparu sous l’effet du réchauffement climatique, auquel aucun espace terrestre sauvage ou domestique ne peut se soustraire.
La Grande Barrière de corail
La Grande Barrière de corail d’Australie subit de plein fouet le changement climatique, on estime qu’en trente ans elle a perdu plus de la moitié de ses coraux. Inscrite en 1981 au Patrimoine mondial de l’humanité, elle était menacée en 2015 d’être inscrite sur la liste du patrimoine mondiale en péril en raison des dégradations qu’elle a subies et des menaces pesant sur elle. Riche d’environ 1 500 espèces de poissons, de 400 espèces de coraux et de plus de 240 espèces d‘oiseaux, elle attire plus de 2 millions de visiteurs par an, rapportant 6 milliards de dollars australiens (soit environ 4 milliards d’euros). Le gouvernement australien a réussi à éviter cette inscription par l’annonce de différentes mesures de protection mais on peut craindre qu’il ne s’agisse que d’un sursis.
Un article récent de la revue Nature concerne les coraux australiens ; il expose l’observation réalisée par un ensemble de 47 chercheurs appartenant à 21 laboratoires ou instituts. Les récifs de coraux sont très sensibles au réchauffement des eaux marines. Ils subissent un blanchiment corrélatif à la disparition de leurs algues symbiotiques qui assurent leur nutrition grâce à l’assimilation chlorophyllienne. Selon l’ampleur et la durée du réchauffement la symbiose peut ou non se rétablir et les coraux finir par mourir. L’article décrit l’action destructrice du réchauffement particulièrement élevé lors des années 1998, 2002 et surtout 2016. La Grande Barrière longe, du nord vers le sud, sur près de 2 300 km la côte orientale du Queensland et les effets néfastes du réchauffement varient selon les degrés de latitude envisagés (les zones les plus septentrionales étant les plus atteintes). Les réactions des coraux varient aussi selon les espèces. La répétition de périodes de réchauffement trop rapprochées fait craindre que les coraux ne disposent pas de délais suffisants pour se reconstituer et, en outre, que certaines zones de récifs qui constitueraient des refuges pour certaines espèces soient atteintes à leur tour. La Grande Barrière de corail est en grand danger et les auteurs insistent sur l’urgence de réaliser rapidement une réduction significative du réchauffement.
La Grande Barrière doit faire face à d’autres défis
Les cyclones tropicaux plus nombreux et plus violents détruisent les récifs. Les activités agricoles du continent polluent les eaux marines et certains pesticides favorisent indirectement la prolifération d’une étoile de mer dévoreuse de coraux. Enfin, à tout cela, il faut ajouter les futures activités industrielles liées au charbon, notamment l’exploitation de la mine de Carmichael et le développement du port d’Abbot Point destiné à l’exportation du charbon. Ces projets industriels gigantesques, considérés comme prioritaires par les gouvernements successifs d’Australie, suscitent de multiples protestations et interventions des défenseurs de l’environnement.
Une série d’articles de Caroline Taïx dans Le Monde (3) décrit les épisodes du conflit ; celui-ci ne concerne pas seulement l’Australie mais l’ensemble de la planète puisque le charbon est un contributeur majeur du réchauffement. On peut regretter avec amertume que si ce projet devait être abandonné, il le serait non pas pour sauvegarder la Grande Barrière de corail en tant que telle mais en raison de motifs économiques liés au cours du charbon et à l’obtention, ou non, de soutiens bancaires. Mais c’est ainsi, nos espaces « sanctuarisés » actuels sont dans le siècle, « ici et maintenant » et sans doute les espaces sanctuarisés à venir devront organiser la conciliation périlleuse d’objectifs parfois contradictoires.
- Lesnes C. Espaces menacés. M Le magazine du Monde, 13 août 2016
- Mulard C. Le Monde, 4 septembre 2012.
- Articles de Caroline Taïx dans Le Monde :
- 04 /02/ 15 La Grande Barrière de corail, merveille en danger.
- 09/04/15 Le paradis perdu de la Grande Barrière de corail.
- 08/08/15 Les revers du plus grand projet charbonnier australien.
- 13/08/15 Les modestes ambitions de l’Australie pour le climat.
- 3/05/16 La Grande Barrière de corail pourrait disparaître.
- 01/12/16 Année noire pour la Grande Barrière de corail.
Article publié dans le numéro 93 de la revue Droit Animal, Éthique & Sciences.