Faire de la vie mentale de l’animal un sujet de thèse a toujours été loin d’être une évidence. Jusqu’il y a encore peu, ce genre du sujet n’était pas regardé comme étant un « vrai » sujet, encore moins un sujet scientifiquement sérieux.
Si la donne a pu évoluer, lentement mais sûrement, au sein de certaines sciences de la vie, en particulier avec l’arrivée des neurosciences, le regard des Sciences Humaines et Sociales est encore extrêmement sceptique sur cette question. Il y a, tout du moins en France, une sorte de règle tacite qui voudrait que les humanités soient, précisément, réservées aux humains. Cette règle relève toutefois bien plus de l’idéologie que du simple pragmatisme disciplinaire, il suffit de voir la facilité avec laquelle le débat se ravive dès que quelqu’un parle de « langage animal ».
A la question de savoir si les animaux sont ou non pourvus de langage, les réponses données varient en fonction des définitions que les courants de pensée et les doctrines à la mode attribuent au terme « langage ». Certains chercheurs des sciences du vivant, comme les primatologues Fouts ou De Waal, relevaient d’ailleurs avec ironie que cette définition, comme beaucoup d’autres concernant des soi-disant propres de l’homme, changeaient en fonction de leurs résultats d’expérience pour veiller à toujours exclure soigneusement leurs sujets. Mais est-ce vraiment la question qui importe ? À se demander longuement si les animaux étaient ou non capables de dire, nous en avons oublié de nous demander s’ils avaient, surtout, quelque chose à dire. En effet, à quoi bon le langage, s’il n’est pas le véhicule de nos pensées ?
Il s’agissait donc de remonter plus loin. Qu’est-ce qui peut donc exister, dans la vie d’un animal non-humain, qui mérite et réclame d’être dit ? Pour un travail de thèse voulant aller dans ce sens, les émotions formaient un bon point de départ car elles sont, paradoxalement, le point où notre langage humain est souvent mis en échec. Quand l’émotion est trop forte, le chagrin trop profond ou la colère trop immense, le langage échoue à dire ce que nous ressentons. Comment le disons-nous alors ? Et comment savoir si d’autres espèces ne le disent pas elles aussi ?
Cela a-t-il du sens d’être jaloux quand on est un gorille ? Peut-on avoir du chagrin quand on est un éléphant ?
En s’appuyant à la fois sur les travaux sémiotiques de Peirce et sur les sciences du vivant, notre recherche a voulu réinterroger la vision que nous avions de l’émotion et de ses modes d’expression. Cela a-t-il du sens d’être jaloux quand on est un gorille ? Peut-on avoir du chagrin quand on est un éléphant ? Quelle place y a-t-il dans notre vie pour la compassion quand on est un chimpanzé, une baleine, un loup ? Comment cela se traduit-il ? Y a-t-il une sémiotique de l’altruisme ou du deuil chez ces autres espèces ?
Partant du principe peircien qu’il n’existe pas de pensée sans signe, nous avons cherché à mettre au point des grilles de lecture des signes qui, si ces pensées et ces émotions existent, doivent forcément exister également. Ce faisant, notre travail de thèse renouait ainsi avec les fondements historiques de la sémiotique et de son usage médical : comment comprendre, par les signes extérieurs, ce qui se passe à l’intérieur. Cela impliquait de parvenir à un mariage heureux entre les sciences du langage et les sciences du vivant, afin de pouvoir combler les carences des unes par les apports des autres, et vice-versa.
Il est intéressant de constater que, malgré une émulation générale autour de ce mode de fonctionnement, l’interdisciplinarité en recherche est encore loin d’être une mince affaire. Cela tient, bien entendu, à des considérations scientifiques très pragmatiques : il est compliqué et long d’être réellement spécialiste d’une discipline, mais l’être de plusieurs est un travail qui peut se révéler titanesque. Mais aussi, et surtout, à des postures idéologiques. Les chercheurs d’un domaine apprécient généralement peu les incursions d’autres scientifiques dans leur discipline, et chaque champ de recherche a sa propre idée de comment une question, fusse une question commune, doit être traitée. N’oublions pas que, si des branches des sciences du vivant, comme la primatologie, ont fini par s’accaparer la question du langage animal, c’est en grande partie parce que les linguistes s’en étaient détournés lorsque Benveniste avait « définitivement » réglé la question en 1966.
Mais la sémiotique est sans contexte une branche linguistique particulièrement soluble dans les sciences du vivant. Historiquement soluble dans la médecine, il n’est pas surprenant qu’elle se marie également bien à l’éthologie. S’il n’est bien entendu jamais possible de déterminer précisément ce qu’il se passe dans un autre esprit que le nôtre (même celui d’un autre humain), il est possible de reconstruire des modèles de lecture des émotions à partir de leurs manifestations, même chez d’autres espèces. Il s’agit au final du même principe, humble mais efficace, déjà utilisé en médecine pour tenter d’appréhender le ressenti de patients incapables de s’exprimer de manière intelligible : « Je ne pourrais jamais savoir exactement ce qui est en train de se produire dans cette conscience, mais, en examinant les signes à ma disposition, tout se passe comme si cet être ressentait X ou Y. »
Pour humble qu’il soit, ce travail n’en demeure pas moins nécessaire, et qui plus est impérieusement nécessaire justement parce que les sujets qu’il étudie ne peuvent parler pour eux-mêmes. Ce jeune travail de recherche a pour ambition d’ouvrir la voie en France à d’autres études alliant sciences du vivant et sciences du langage, études qui sont non seulement possibles et valables, mais surtout dont le manque se fait encore cruellement sentir à l’heure actuelle.
Résumé de thèse en linguistique (université Paris-Sorbonne), soutenue le 17 juin 2017 : « Étude sémiotique des émotions complexes animales : des signes pour le dire », sous la direction d’Astrid Guillaume, maître de conférences HDR et membre du comité scientifique de la LFDA.
Article publié dans le numéro 95 de la revue Droit Animal, Éthique & Sciences.