CR : Zoos – Le Cauchemar de la vie en captivité, Derrick Jensen

Préface de Jean-Claude Nouët, Éditions Libre, 2017

Il n’y a pas toujours convergence entre le militantisme écologiste, qui vise notamment à la protection des espèces, et le militantisme zoophile animalier, qui vise au respect des animaux en tant qu’individus sensibles et souffrants. Il est heureux que des livres comme celui de Derrick Jensen permettent justement d’arriver à de telles convergences.

Jensen est, aux États-Unis, un militant de l’écologie profonde (Deep ecology) et ses ouvrages dans ce domaine sont très connus et font autorité. La démarche qu’il fait ici en faveur des animaux enfermés dans les parcs zoologiques et les réflexions morales qui en découlent sont donc particulièrement intéressantes.

La trame générale du livre est que, pour des animaux intelligents et sensibles que l’on caractérise parfois par l’anglicisme « sentients » et qui comprennent en gros les vertébrés, l’enfermement dans les zoos est une tragédie. « Un zoo est un cauchemar de ciment et d’acier, de fer et de verre, de douves et de clôtures électriques. Pour ses victimes, c’est un cauchemar sans fin, dont la seule issue est la mort » (p. 24). Un cauchemar fondé aussi sur l’idée fausse, et battue en brèche par toute l’éthologie moderne, que « les animaux ne peuvent ni penser ni ressentir » (p. 91). Contrairement à l’affirmation souvent entendue selon laquelle les animaux des zoos « vivent plus longtemps que leurs homologues libres », Jensen démontre que la mortalité est, au contraire, très forte dans les parcs zoologiques et que seuls quelques rares spécimens s’adaptent et vivent assez longtemps pour donner cette illusion de longévité (voir Zoos infra, pp. 277 à 286). Bien sûr, nous ne sommes plus dans la période de l’empire romain, où les zoos, liés aux jeux de cirque, conduisaient à des massacres inimaginables de nombreux animaux : « En une seule journée, lors de l’inauguration du Colisée par Titus, cinq mille animaux périrent » (p. 30). Mais de nos jours, comme l’ont fait remarquer Éric Baratay et Élisabeth Hardouin-Fugier (Zoos - Histoire des jardins zoologiques en Occident – XVIe-XXe siècles, 1998) : « La mortalité extrême des animaux sauvages dans les zoos, a toujours été le moteur principal des importations à très grande échelle » (p. 33).

Et puis, en dehors même de la mort omniprésente en filigrane des zoos, se situe une vie de prisonniers, l’incarcération dans des espaces restreints de dimensions très inférieures aux espaces naturels que parcourent les animaux. « Imaginez que l’étendue de votre ennui et l’appauvrissement de votre vie atteignent des proportions telles que la simple distraction procurée par un sac en papier ou une boîte en carton vous enthousiasme » et vous évite « ce désœuvrement qui vous rend fou » (p. 38). Comme l’avait déjà souligné, en 1976, Emilio Sanna (Cet animal est fou, Éditions Fayard, 1976), beaucoup des animaux prisonniers basculent dans les troubles psychopathologiques graves et parcourent inlassablement leurs cages de manière systématique. Ils développent très souvent des stéréotypes comportementaux, voire des phénomènes d’automutilation. Parfois l’enfermement se fait pour des raisons aberrantes. Ainsi les deux ourses citées par l’auteur qui, affamées, avaient causé des dégâts dans une grange située sur leur propre territoire et qu’on a, « par gentillesse », au lieu de les tuer, enfermées à vie : « Les sœurs grizzlis (…) passeront désormais le reste de leur vie dans une cage uniquement parce qu’elles ont causé moins de cent euros de dégâts à la propriété de quelqu’un qui vit sur leur territoire » (p. 45).

Certes, il existe quelques exceptions remarquables, comme les aquariums qui soignent les tortues blessées, récupérées dans des filets de pêcheurs, pour les relâcher ensuite dans leur environnement et ainsi contribuer au maintien des équilibres naturels. Mais ces (rares) exceptions, que l’on ne peut encore qualifier de parcs zoologiques, ne doivent pas faire oublier la vraie nature de l’écrasante majorité des parcs zoologiques : des institutions qui visent simplement à faire de l’argent, en amusant un public souvent ignorant de la biologie par le spectacle d’animaux exotiques prisonniers et à l’espérance de vie généralement réduite.

Une longue partie du livre de Jensen est consacrée à réfuter l’alibi éducatif des zoos : « On dit souvent que l’une des premières fonctions positives des zoos est l’éducation » (p. 63). Or le comportement même des visiteurs contredit cette affirmation. Ils ne manifestent pas la moindre compassion pour les animaux qui parcourent leurs cages de long en large. Ils ne comprennent pas que la girafe souffre d’être solitaire, que l’éléphant souffre d’être enchaîné, que les mimiques des singes sont souvent la réponse dérisoire à un ennui profond. Rarement l’empathie dans le regard des visiteurs, souvent le rire moqueur pour l’animal prisonnier. Que nous apprennent les zoos ? « Les zoos nous apprennent que la place d’un hippopotame est dans une piscine de béton remplie de merde » (p. 66). Et éduque-t-on le public sur la manière dont de nombreux zoos dans le monde étaient et pour certains sont encore approvisionnés, sur le fait que pour avoir le petit, on doit souvent tuer la mère : « Après plusieurs coups de feu (…), la femelle fut achevée par un tir dans l’œil gauche. Le petit se mit (…) à brailler et à gémir » (p. 73, il s’agit de la capture, déjà ancienne, d’un éléphanteau, mais elle est édifiante). « Les grands singes anthropoïdes ne peuvent être capturés – à quelques exceptions près – que très jeunes aux côtés de leurs mères mortes »  (p. 74). Le public « éduqué » comprend-t-il l’hécatombe que constitue le transport, où la majorité des animaux meurent avant leur arrivée, perçoit-il, plus généralement, la raréfaction des individus et des espèces, le rôle de la chasse et du braconnage, l’épuisement des océans par la pêche intensive ? Qu’a retenu le public « éduqué » de tout cela après sa visite au parc zoologique, après avoir vu l’ours prisonnier de sa cage microscopique ou le gorille fou ?

« Les zoos ne peuvent rien nous apprendre de vrai sur les vies des animaux »

conclut (p. 90) Derrick Jensen.

On l’aura compris : l’auteur considère les animaux dont il parle comme des personnes, qui, en tant que telles, méritent le respect. « Les ours ne sont pas des jouets (…), ils ne sont pas des attractions » (p. 49). Les animaux méritent une considération indépendante de nos propres intérêts, alors que « la prétention fondamentale du zoo, et finalement la prétention fondamentale de toute [notre] culture, est que tous ces “autres” ont été placés ici pour nous » (p. 49), bref que les humains postcartésiens que nous sommes, restent bien le centre du monde. Il faut combattre cet anthropocentrisme absolu. Plus généralement, « cette culture est en train de tuer la planète » (p. 58). L’un des grands mérites du livre de Jensen est de montrer que les zoos sont les symptômes d’une altération générale de notre civilisation. À force de nous comporter comme les petits rois de notre environnement, nous détruisons à jamais nos forêts, nos océans ou nos rivières, et la manière dont nous traitons les animaux est un indice essentiel de la manière dont nous traitons la planète en général, un traitement dont nous serons, à terme, les victimes. « Si les animaux pouvaient concevoir un diable, son image serait celle de l’homme civilisé » (p. 81).

Citons également cette phrase tirée de la préface de Jean-Claude Nouët : « Le zoo offre à un public incompréhensif et dupé, des créatures victimes de la vie urbanisée où l’homme, coupé de la nature, rêve et frémit de frôler (sans danger) la sauvagerie primitive » (p. 12). Tout cela au détriment de la vie et de la santé mentale de la plupart des animaux. « Un autre monde est possible »  nous confie Jensen (p. 110). Oui, sans doute, et la relation avec l’animal, avec cette altérité fondamentale qu’il représente, est probablement une des meilleures manières d’arriver à améliorer notre morale à l’égard de l’environnement. Il faut aller vers un retour de relations harmonieuses entre l’homme et la nature, des relations que notre civilisation a abandonnées, et ce retour suppose de laisser les animaux sauvages vivre librement dans leur environnement. Il est heureux que le livre du philosophe écologiste Derrick Jensen vienne ici nous le rappeler.

Georges Chapouthier

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