À table !

C’est une invitation que l’on peut entendre avec plaisir, mais qui hélas ne concerne que ceux chez qui la table est garnie. Les autres sont foule : déjà, 800 millions d’êtres humains sont en sous-nutrition grave voire en famine (principalement en Afrique et en Inde) : 800 millions, sur 7 milliards, plus d’1 sur 10. Que va devenir l’humanité en 2100 quand elle sera passée à 11 milliards, voire à 15 milliards selon certains pronostics ?

Une humanité de plus en plus gourmande

De quoi se nourriront ces milliards de mâchoires ? Il ne semble pas que l’avenir alimentaire fasse partie des préoccupations actuelles de la politique internationale, dans quelque pays ou continent que ce soit. Ce devrait en être une, et même la première de toutes, parce qu’elle conditionnera directement la survenue ou non de conflits internationaux majeurs, et pas seulement économiques. Guerre et Paix se lira dans l’assiette plus que dans le marc de café. Pour le moment, nous dormons tranquilles, malgré les prémices encore minimes que sont les migrations issues de contrées où il est devenu trop difficile de survivre matériellement. Mais elles se multiplieront, parce que la Terre s’épuise : elle est exploitée et dégradée à un taux supérieur à celui de sa régénération, à coups d’accumulation des GAS (gaz à effet de serre – CO2 et méthane), de pollutions, de productions intensives de matières alimentaires, d’extension des surfaces cultivées aux dépens des territoires naturels et notamment forestiers. Nous vivons déjà sur le capital, et non plus sur les seuls intérêts, au point que la bascule, le « jour de dépassement » s’est avancé cette année au 8 août, selon l’ONG canadienne Global Footprint Network ; ce « jour de dépassement », c’est celui à partir duquel l’Humanité vit au-delà de son « budget écologique » pour vivre « à crédit ».

Ce jour arrive de plus en plus tôt. En 1960, l’humanité consommait seulement la moitié de la biocapacité terrestre, c’est-à-dire de la capacité autorégénératrice de la Terre. En 1987, la biocapacité a été dépassée, et l’effet s’est accéléré au point qu’en 2000 le jour du dépassement a été avancé au 1er octobre, puis au 21 août en 2010, et le 8 août en 2016. Tous les pays y ont leur part de responsabilité.

À cette situation et aux perspectives, extrêmement inquiétantes, les réactions sont diverses. Parmi les plus pessimistes (ou réalistes ?) rappelons celle de Frank Fenner, professeur émérite de microbiologie à l’université nationale australienne, qui est allé jusqu’à prédire la disparition de l’Humanité dans les 100 prochaines années, en incriminant l’explosion démographique et la « consommation effrénée » (interview publiée dans le quotidien national The Australian, le 16 juin 2010).

Annoncer une disparition de l’Humanité n’a rien d’insensé, car notre espèce disparaîtra inéluctablement, comme l’ont fait et le feront toutes les espèces vivantes ; mais on ignore à quelle échéance. Fenner prévoit une échéance si prochaine qu’elle choque, et fait penser que l’on ne peut plus rien faire. D’autres prévisions sont moins abruptes, et laissent un espoir : des conventions internationales sont signées, des engagements solennels sont pris.

Pourtant, malgré l’urgence et l’importance des mesures à prendre, en particulier pour bloquer l’augmentation de la température moyenne en freinant de façon drastique les émissions des GAS, on ressent encore le désintérêt, l’inertie, voire le déni de nos sociétés et de leurs décideurs politiques. Quelques pays ont amorcé une transition énergétique espérée salvatrice : le Costa Rica a produit 97 % de son électricité grâce à des énergies renouvelables au cours du premier trimestre 2016, le Portugal, l’Allemagne et la Grande-Bretagne ont pu assurer 100 % de leurs besoins en électricité pendant quelques minutes, voire pendant quelques jours pour le Portugal. Ils démontrent de façon exemplaire que l’on peut agir et obtenir des résultats. La France est loin du compte : elle reste le dixième pays ayant l’empreinte écologique la plus forte. Et d’autres font carrément marche arrière, et non des moindres !

Revenons à la table et à l’alimentation, en rappelant que leur avenir est directement lié à la maîtrise du climat.

criquet

Une consommation de protéines animales qui explose

L’aliment symbole d’une « société développée » est la viande, dont on sait que la production cause une déperdition énergétique considérable entre la nourriture nécessaire à l’élevage des animaux et les produits alimentaires qui en sont issus. Si les sociétés les plus développées s’engagent aujourd’hui dans la réduction de la consommation de viande, voire vers un « flexitarisme » (un végétarisme partiel) pour des raisons à la fois d’éthique, de santé, et d’écologie, dans les pays où sévit la malnutrition, ces pays « en voie de développement », ceux précisément où va exploser la démographie, les populations n’ont qu’une envie, celle d’en consommer enfin. En sorte que ou bien la machine de production ne pourra que s’emballer, et l’on en sait les conséquences, ou bien la malnutrition va s’aggraver et s’étendre, et l’on en sait les risques… On commence à comprendre le pessimisme de Fenner…

Des solutions proposées

Des réactions commencent à se faire jour, certaines pour proposer des solutions, ou plutôt des idées de solution ; d’autres, insupportables, visent à profiter encore un peu du gâchis actuel.

Parce qu’une production accrue de viande est réellement à craindre, certaines recherches à la fois économiques et diététiques incitent à remplacer la « viande » par une source de protéines animales moins polluantes, et présentant un rapport aliments fournis/aliments consommés plus avantageux que par l’élevage des herbivores, des porcs et même des volailles : le recours aux insectes et à leurs larves.

C’est une voie d’avenir envisagée et même recommandée par la Food and Agriculture Organization (FAO) depuis plusieurs années. Les arguments économiques sont convaincants : il y a jusqu’à 70 % de protéines dans un insecte, et avec 10 kg de nourriture on produit 9 kg d’insectes, pour 1 kg de bœuf, 3 kg de porc et 5 kg de poulet.

L'entomoculture

De plus « l’entomoculture » produit 10 à 100 fois moins de gaz à effet de serre que l’élevage intensif, son emprise au sol est moindre, et elle peut se faire à l’écart de toute pollution ! Et plus d’innombrables variétés d’insectes et larves sont actuellement consommées habituellement ou occasionnellement dans le monde par deux milliards d’individus, en Afrique, en Asie et en Amérique du Sud : criquets, guêpes, sauterelles, chenilles, fourmis, grillons, sont frits, séchés, bouillis, cuits à la vapeur, assaisonnés de mille épices, selon des recettes tout autant innombrables. L’Europe a saisi l’importance de cette ressource : des règles européennes sur les « nouveaux aliments » entreront en vigueur en janvier 2018. Si la perspective de mastiquer et d’avaler des gros asticots n’est pas alléchante pour ceux qui n’en sont pas coutumiers, il sera aisé de proposer au marché des préparations culinaires salées ou sucrées plus anonymes.

Culture de fibres musculaires animales

Une autre ressource protéique animale a été envisagée : la culture de fibres musculaires animales. Pour le moment, l’expérience n’est pas très convaincante. Le premier « hamburger » de 142g fabriqué en laboratoire a été présenté, cuit et consommé lors d’une conférence de presse en 2003 à Londres ; les deux goûteurs officiels n’ont guère apprécié le manque de goût, de gras, de texture, de couleur. Le prix de revient de cette purée cellulaire a été évalué à 250 000 €. Trois ans plus tard, une start-up de San Francisco a lancé des boulettes de viande artificielle à 32 000 € le kilo… Scientifiquement parlant, l’expérience peut être considérée comme intéressante ; il y a quelques raisons de penser qu’elle n’est pas réaliste à l’échelle de la planète.

Insectes ou viande-éprouvette paraissent être en quelque sorte des solutions directes de remplacement de la viande, visant l’un et l’autre à se substituer à la production de viande par l’élevage, notamment dans son mode intensif. Il est aussi des solutions indirectes, qui visent, elles, à réduire l’impact de cet élevage destructeur.

Une mutation agricole nécessaire pour la durabilité de l’élevage

La FAO a récemment publié une brochure « Situation des forêts du monde 2016 » (voir aussi Le Monde 21 juillet 2016) démontrant la possibilité d’une augmentation de la production agricole sans nouvelles destructions des espaces forestiers. La FAO souligne que « l’agriculture demeure le principal moteur de la déforestation dans le monde », que « les forêts jouent un rôle essentiel dans le cycle de l’eau, la conservation des sols, le piégeage du carbone et la protection des habitats, y compris ceux des pollinisateurs » et que « leur gestion durable est cruciale pour l’agriculture durable et la sécurité alimentaire ». La FAO affirme que l’on peut parvenir à la sécurité alimentaire par une intensification de l’agriculture et d’autres mesures telles que la protection sociale, plutôt que par l’expansion des superficies agricoles aux dépens des forêts.

Elle édicte des règles adaptées aux circonstances. Si le principal moteur du changement d’utilisation des terres est une agriculture commerciale à grande échelle, s’impose la nécessité d’une volonté politique associant protection sociale, protection environnementale, engagements volontaires en faveur de la reforestation. Si le moteur est une agriculture locale de subsistance, viennent en priorité les mesures visant à atténuer la pauvreté, à favoriser le développement rural en améliorant les pratiques locales. Évidemment, ces recommandations visent principalement les contrées mal exploitées, notamment les terres arides. Mais ces dernières couvrent près de la moitié de la surface terrestre et abritent un tiers de la population mondiale ; elles sont confrontées à la désertification, à la pauvreté, l’insécurité alimentaire et aux changements climatiques, et les pratiques agricoles sont destructrices de l’environnement. La mutation agricole suscitée par la FAO est appelée, sinon à résoudre la crise alimentaire qui menace, du moins à l’amoindrir.

Les principes et les recommandations ou directives de la FAO au sujet de la forêt sont applicables, dans leurs principes, à d’autres territoires que ceux couverts de forêts, notamment aux plateaux de Mongolie ravagés par le surpâturage (Le Monde 30 août 2016). La disparition de l’économie planifiée en 1991 y a entraîné une croissance exponentielle du nombre d’animaux : actuellement 55 millions de têtes de bétail pour 3  millions d’habitants, sur un territoire soumis à des hivers très rigoureux (un million de bêtes ont péri durant l’hiver 2015-2016), à des étés devenus très secs, à une augmentation de la température moyenne de plus de 2 °C depuis le milieu du Xe siècle, à un assèchement général. Les familles nomades se spécialisent en élevage caprin, le cachemire rapportant plus que la viande ; mais ce sont les chèvres qui dégradent le plus les pâturages. Sans conseils d’ordre génétique ou soins vétérinaires (devenus trop chers avec la privatisation), la quantité remplace la qualité des produits, ce qui effondre les cours, et paupérise les éleveurs.

Ici sauver les pâturages, là préserver la forêt et les terres agricoles : tout converge pour contribuer à maintenir une production dite durable, c’est-à-dire apte à continuer à nourrir l’humanité.

Des décisions qui continuent d’aller à l’encontre du bon sens

En face de ces efforts tendant à corriger les erreurs conduisant à une catastrophe universelle, il est des conduites qui sont proprement scandaleuses, même si elles sont localisées, donc sans effet général. Alors que se diffuse l’idée d’une réduction de la consommation de viande dans nos pays qui en consomment beaucoup trop, et ce pour des raisons, rappelons-le, d’ordre sanitaire, économique, éthique et environnemental, on observe que des restaurateurs fondent au contraire leur publicité sur l’abondance des viandes qu’ils servent. Dans le XVIe arrondissement de Paris, des pièces de bœuf de près d’un kilo sont proposées « aux ogres et ogresses ». À Versailles, dans le pavillon Dufour du château, Alain Ducasse propose un menu royal à 500 €, comportant notamment escargots, foie gras, beignets de grenouille, sole ou turbot, pâté en croûte, et rôti de viande. Même si les portions sont « moins copieuses qu’au temps du roi », cette offre de bouffe est écœurante et en un mot, immorale.

Bien plus grave, à tous les points de vue, que ces débordements ponctuels, est l’obstination à maintenir et à multiplier les usines à viande (et quelle viande !) ou les usines à lait (et quel lait !), que sont tous ces « élevages » intensifs, pollueurs de l’eau et de l’air, destructeurs de l’environnement, producteurs de GAS, tueurs de l’élevage fermier, fournisseurs de produits d’une qualité déplorable, et responsables de souffrances animales intolérables et innombrables.

cochons

La dernière affaire en date est celle d’une des plus grandes usines à cochons de France, à Landuvez dans le Finistère. En dépit d’un avis négatif de l’enquête publique, le préfet a signé un arrêté d’autorisation le 1er avril. Ce n’était pas un poisson, hélas… Autorisation a été donnée de passer de 675 à 850 truies, de 5 300 à 8 700 porcs à l’engraissement, de 3 200 à 4 200 porcelets, s’ajoutant aux mille animaux logés dans deux autres installations. Une vraie cochonnerie, qui pour une production totale de 26 000 porcs, produira 22 200 tonnes de lisier par an, appelées à être déversées dans des « lagunes de stockage », en absence de tout projet de méthanisation (non rentable selon le propriétaire, Philippe Bizien). Un recours en annulation de l’arrêté préfectoral a été déposé le 1er août par deux associations de riverains. Les éleveurs coalisés ne semblent pas inquiets. De fait, l’État continue de favoriser une production intensive en déroute : en 2016, la région a débloqué 50 millions € pour aider les éleveurs à construire des bâtiments, et les subsides directs de l’État s’élèvent à 130 millions. Et la Direction départementale de la protection des populations a donné en février son satisfecit à un projet d’extension de l’établissement actuel, au motif que les « habitations à proximité ne sont pas sous les vents dominants », et que les milieux naturels sont éloignés de plus de 1 000 m… En bord de mer, l’écoulement des eaux se ferait-il toujours du littoral vers l’intérieur des terres ?…

Et dernière nouvelle, le décret du 5 décembre 2016, signé par Manuel Valls 24 heures avant sa démission de Premier ministre, et par Mme Ségolène Royal ministre de l’Environnement, instaure la possibilité de détenir 800 veaux et 400 vaches laitières sans passer par la procédure d’autorisation d’exploiter ! Les seuils actuels sont doublés. Cette décision vient à l’encontre des propositions de la « Stratégie nationale pour le bienêtre animal » présentée à grand bruit l’an dernier par le ministère de l’Agriculture. Elle vient aussi à l’encontre des conclusions de l’Avis du Comité consultatif commun d’éthique de l’INRA publié en septembre 2015 qui met au premier plan le bien-être des animaux d’élevage. Mais elle satisfait les attentes des syndicats agricoles majoritaires qui exercent une pression constante en faveur de la production intensive.

La position concertée entre syndicat agricole majoritaire et pouvoirs publics se manifeste ainsi constamment et dans tous les cas semblables, Ferme des 1 000 vaches, poulaillers géants de l’Oise, usines à cochons et bétonnages à outrance au prix de la perte irréparables de terres agricoles et de dégradations définitives des espaces naturels. Aucune politique générale de reconversion en élevages extensifs n’est conduite, ni même envisagée, aux dépens de la qualité des produits, de la satisfaction des consommateurs et des éleveurs, et du bien-être des animaux, dont des centaines de millions continuent de souffrir dans les contraintes de l’industrialisation à outrance. Devant une telle obstination, et plus largement devant toutes les hésitations, les retards, les décisions prises au contraire de l’intérêt général, y compris au niveau international, on finit par se demander si dans toutes ces affaires, le plus important n’est pas de connaître ce qui est montré sur la table, mais de savoir ce qui se trame sous la table...

Jean-Claude Nouët

Article publié dans le numéro 92 de la revue Droit Animal, Éthique & Sciences.

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