Ce texte est un épisode tiré du « Colloque des chiens », l’une des Nouvelles exemplaires de Cervantès. Déjà en Espagne à l’époque, la mise en accusation des loups, lors de certaines attaques de troupeaux, cachait les vrais coupables, les bergers eux-mêmes, et cela de façon suffisamment fréquente et notable pour que Cervantès en ait fait un sujet littéraire. En France aujourd’hui, les loups sont souvent accusés à la place de chiens errants, dont les attaques ne donnent pas lieu à versement d’indemnités (substantielles). Ce serait là d’ailleurs un beau sujet de film ou d’épisode de série. Les dernières lignes du récit montrent à l’évidence que Cervantès saisit encore une fois l’occasion de lancer un appel à la justice, à l’ordre et à l’honnêteté, ce dont on peut tirer la leçon que la société espagnole d’alors en manquait.
Eh bien donc, je me félicitais de mon état de gardien de troupeaux, et il me semblait que je mangeais le pain de ma sueur et de mon travail et que l’oisiveté, racine et mère de tous vices, n’avait rien à voir avec moi, car si le jour je chômais, la nuit je ne dormais point : les assauts ne manquaient pas et les loups nous donnaient l’alarme.
À peine les bergers avaient-ils crié : « Au loup, Rouquin ! » que j’accourais devant tous les autres chiens, à l’endroit signalé : je courais les vallées, scrutais les monts, pénétrais jusqu’aux entrailles des forêts, sautais les fondrières, traversais les chemins, et le matin venu, je rentrais à la bergerie sans avoir trouvé trace du loup, haletant, recru, mis en pièces, les pattes ouvertes par les ronces, et je trouvais à la bergerie une brebis morte ou un mouton égorgé, et à demi dévoré par le loup. Je me désespérais à voir de combien peu me servait ma diligence extrême. Le maître du troupeau venait ; les bergers sortaient le recevoir avec la peau de la bête morte. Il accusait les bergers de négligence et faisait châtier les chiens pour leur paresse. Les coups nous pleuvaient dessus et sur eux les reproches.
Un jour me voyant de la sorte injustement puni et considérant que mes soins, ma légèreté ni ma vaillance ne parvenaient à prendre à le loup, je déterminai de changer de style et de ne plus m’éloigner du troupeau pour lui courir après, comme j’avais fait jusqu’alors. Puisque le loup venait là, c’était là que j’étais assuré de l’attraper. Chaque semaine on sonnait l’alarme et, pendant une nuit très obscure, j’eus assez de chance pour voir les loups de qui il était impossible au bétail de se garder. Je me tapis derrière des broussailles ; les chiens mes compagnons passèrent devant moi, et de là je flairai et vis deux bergers saisir un mouton, des meilleurs de la bergerie, et le tuer proprement, en sorte qu’il semblait, le lendemain matin, que son bourreau avait bel et bien été le loup. Je demeurai assez surpris de découvrir ainsi les vrais loups et que ces bergers détruisaient eux-mêmes le troupeau qu’on leur avait commis.
Aussitôt ils rendaient compte à leur maître du méfait du loup, lui donnaient la peau et une partie de la viande, et mangeaient entre eux le plus gros et le meilleur. Le maître les grondait une fois encore et une fois encore on punissait les chiens. Il n’y avait pas de loups ; le troupeau décroissait ; j’aurais voulu éventer la mèche ; j’étais muet ; tout cela m’emplissait d’étonnement et d’angoisse. Dieu me protège ! disais-je en moi-même. Qui pourra remédier à cette méchanceté ? Qui sera assez puissant pour donner à entendre que la défense offense, que les sentinelles dorment, que la confiance vole et que celui qui vous garde vous tue ?
Miguel de Cervantès (1547-1616)
Article publié dans le numéro 91 de la revue Droit Animal, Éthique & Sciences.