Jacques Damade, Éditions La Bibliothèque, Paris, 2016
Dans ce court essai, écrit dans un style particulièrement original qui oscille entre le document explicite, la narration poétique existentielle et la réflexion philosophique, Jacques Damade nous conte l’histoire des abattoirs de Chicago, « Chicago où tout a commencé » (p. 9).
Qu’on ne s’y trompe pas : il ne s’agit pas ici de la simple présentation d’un moment de l’histoire technologique humaine, mais d’un prétexte à une évocation métaphorique de la manière dont la civilisation occidentale moderne s’est construite sur le viol permanent de l’animalité. Car c’est bien au cœur d’une civilisation d’origine équilibrée et en harmonie avec la nature, celle des Indiens d’Amérique, que Chicago prend naissance, « ville-champignon, ville née du marais, d’une poignée d’Indiens au bord d’un lac » (p. 15) et qui était encore au début du XIXe siècle « un pays de cocagne parcouru de troupeaux en semi-liberté » (p. 17).
Damade présente alors les étapes de l’extension progressive des abattages, liée à une évolution exponentielle de la consommation : le train ; les procédés de conservation frigorifiques de la viande, la recherche effrénée de nouveaux marchés, la découverte des chaînes de découpage et de l’abattage industriel, la tuerie de masse où les employés sont « plongés dans le sang les odeurs, le boucan ; les cris, la cruauté, le rythme de la machine, rouages d’une broyeuse de vies animales » (p. 59). « Tandis qu’un nouveau porc se présente, le porc se vide de son sang en quelques secondes et poursuit sa route sur la chaîne » (p. 51). Bref un témoignage accablant du moment où le monde humain « se substitue à la nature […], dévore, accumule, crée et enregistre, enregistre, crée, accumule et dévore » (p. 8). Et finalement ce constat terrible « l’élimination des Indiens d’un côté, les abattoirs de l’autre comme archéologie du premier pays du monde, mais aussi du monde industriel » (p. 37). Dans les abattoirs, qui sont le triste signe de notre civilisation, « l’animal n’existe plus, il est nié en tant que vivant » (p. 76). « L’animal fantôme […] c’est aussi le produit de Chicago » (p. 66).
Concluons finalement, avec l’auteur, sur un projet de retour vers un vrai humanisme, dans lequel « prendre le parti des animaux, c’est prendre le parti de l’homme » (p. 78). Un essai émouvant et qui ne laissera personne indifférent.
Article publié dans le numéro 91 de la revue Droit Animal, Éthique & Sciences.