Véronique Servais (sous la direction),
Le bord de l’eau éditeur, 2016
Cet ouvrage collectif rassemble divers spécialistes des sciences humaines (sociologues, psychologues, philosophes, linguistes…), mais aussi des éthologues, autour de la question du chien. Il s’agit donc de considérer notre plus proche animal de compagnie d’un point de vue qui, a priori, exclut à la fois les aspects purement physiologiques ou médicaux et les aspects anthropocentrés. Le livre souhaite donc « s’écarter d’une vision purement humaine des chiens » (avant-propos, p. 11) pour « donner voix à des acteurs non humains » (avant-propos, p. 12).
Comme en témoignent les premiers chapitres du livre, une telle tentative ne peut toutefois exclure une partie de la biologie, celle qui analyse le comportement, l’éthologie, puisque « c’est notamment en faisant appel aux sciences naturelles que les chiens des sciences humaines prennent forme » (avant-propos, p. 13). Avec cette difficulté épistémologique intrinsèque : « Comment faire place aux sciences naturelles sans renoncer à faire du social un domaine possédant son propre niveau d’autonomie et d’explication ? » (p. 15). Si, comme le soulignent Guillo, Lechevrel et Mondémé, « il peut être fécond pour les sciences sociales de prêter attention aux recherches […] des sciences de la vie » (p. 28), tous les malentendus entre sciences biologiques et sciences sociales ne pourront être abolis d’un coup. Mais l’ouvrage offre, à propos du chien, un fructueux début de chemin dans ce sens.
Dans une mosaïque, le « tout » laisse une autonomie à ses parties, les tesselles, qui conservent leurs propriétés propres de couleur, de brillance ou de forme. Il s’ensuit, dans cet ouvrage, une passionnante mosaïque de textes, qui, comme les tesselles, se combinent, tout en conservant leur autonomie conceptuelle, pour donner un visage complexe et original à notre animal familier. Si Linda Sheider présente un riche bilan des « capacités sociocognitives du chien domestique » (p. 97), Guillo et ses collaboratrices proposent une approche globaliste qui « accorde une place centrale au contexte écologique des interactions, à leur dimension sociale et aux phénomènes communicationnels qui s’y déploient » (p. 30). Laurier, Mazé et Lundin donnent un exemple spectaculaire de ce qui peut effectivement être accompli, comme recherche pratique, en analysant le comportement de promenade des chiens dans un parc, et en utilisant, à la fois, la dimension cognitive des animaux et leurs relations contextuelles, notamment avec les humains.
Pour ces auteurs, la cognition animale ne peut être une notion abstraite, mais doit de se définir dans la relation à une situation donnée, à un vécu. Cette relation est poussée à l’extrême dans le superbe article de Fabienne Delfour, qui présente l’éthologie constructiviste, qui « a pour particularité de considérer que les processus de maturation et l’expérience individuelle influent sur la mise en place des comportements » (p. 75). Le vécu individuel du sujet ne peut donc être dissocié de son environnement, de son « monde » et de la manière dont l’animal l’intègre. C’est probablement ici la conception la plus aboutie de l’intégration en mosaïque des différents champs conceptuels, pour décrire pleinement « le dialogue humain-chien » (p. 86).
Un autre article particulièrement intéressant est celui de Véronique Servais, qui analyse la manière dont les humains « imaginent » leurs chiens « c’est-à-dire la fabrication du mind canin par les propriétaires de chiens et [les] conditions interactives dans lesquelles celle-ci prend place » (p. 113). Avec cette remarque très pertinente sur la relation homme-chien : vouloir remplacer l’anthropomorphisme « par une vision objective et neutre de la nature et des animaux, c’est sacrifier la créativité et la vitalité du lien qui nous unit à la nature et aux animaux » (p. 113). Dont acte. On pourrait dire que toute la fin de l’ouvrage découle un peu de ce constat. Beaucoup des nombreux articles qui suivent, et qu’il n’est pas possible de tous résumer ici, reposent finalement sur cette dualité insaisissable entre l’analyse scientifique du comportement, avec toutes ses facettes épistémologiques, et le vécu subjectif anthropocentré de la relation de l’homme à son chien, cet imaginaire qui conditionne la relation commune. On retrouve cette dualité insaisissable aussi bien dans la communication homme animal que dans les ambivalences dans les relations entre policiers ou utilisateurs de chiens guides et leurs chiens, aussi bien dans l’analyse des dresseurs-utilisateurs de chiens de troupeaux que dans la manière de choisir un chien pour des activités de médiation animale. Et la relation thérapeutique évoquée par le témoignage de Fossier-Varney n’échappe pas non plus à ce constat.
Mais au-delà de la pesante dualité observation/vécu imaginaire humain se détache finalement, en filigrane, une donnée encore plus précieuse et que souligne, en conclusion, Burgat : la consécration de « cette pensée animale que nous ne pouvons qu’effleurer » (p. 281), prélude à la reconnaissance du chien « en soi » et à « une réconciliation universelle dont les chiens seraient les passeurs » (p. 288). Très riche collection, qui oscille entre des considérations épistémologiques et des études plus concrètes du comportement canin et de ses conséquences, l’ouvrage intéressera, bien sûr, tous les amis des chiens, mais, au-delà, un large public, qui va des amis des animaux aux scientifiques et aux philosophes.
Article publié dans le numéro 91 de la revue Droit Animal, Éthique & Sciences.