Comme l’explique Marc Vincent, chercheur à l’INRA (1), alors que la composante paysanne du tissu rural se délite en France, à la fin du XXème, sous les effets conjugués de l’industrialisation, de l’urbanisation et de la mondialisation des marchés agricoles, un retour de balancier inattendu vient réhabiliter certaines formes d’activités d’élevage. D’un côté les mesures agro-environnementales (MAE) de la PAC, et de l’autre la directive Habitats Faune Flore (1992) visent à favoriser la conservation de la biodiversité et la protection des habitats d’espèces, non seulement dans les zones protégées mais aussi dans la nature « ordinaire » des espaces agricoles.
Le pastoralisme est reconnu comme une activité d’intérêt général par l’article L. 113-1 du code rural. Cependant la contribution du pastoralisme ovin aux politiques agro-environnementales s’est trouvée remise en cause par le retour des loups.
Dans la continuité des programmes LIFE (financement européen) dédiés à la protection des troupeaux, l’État a mis en place une opération de protection de l’environnement dans les espaces ruraux portant sur la protection des troupeaux contre la prédation (codifiée aux articles D. 114 -11 et suivants du code rural). Par-mi les mesures financées figurent de la main d’œuvre (aides-bergers) ainsi que des équipements de protection des trou-peaux (chiens de protection et clôtures mobiles).
Réputés dissuasifs, les canidés pyrénéens (patous), les bergers de Maremme et des Abruzzes, ou plus dissuasifs encore les bergers d’Anatolie, vont se développer dans les Alpes (recensés à environ 2 000 en France) alors que l’usage de tels chiens avait disparu, et générer bien des inconvénients : pour les éleveurs et bergers chez lesquels le recours au chien de protection va imposer de nouvelles habitudes de travail et des contraintes supplémentaires (alimentation, surveillance, occupation hors estive) ; pour les touristes souvent inhabitués au comportement de ces chiens (voir l’article en sciences p. X) ; pour les maires sur lesquels pèse la po-lice des animaux dangereux ou errants.
Réduire les chiens de protection à une simple mesure administrative de « tech-nique de protection » méconnait la complexité du collectif de travail berger-chien-brebis et les tâtonnements dans les modes d’éducation et de socialisation de cet animal de travail particulier, aux caractéristiques comportementales pas toujours clairement connues. La formation d’un chien de protection n’est en effet pas simple puisque le chien doit à la fois s’attacher préférentiellement au troupeau tout en reconnaissant le berger (qui n’en est généralement pas le propriétaire) comme son maître, et en sachant faire la différence entre des chiens errants, des chiens de touristes, des loups, des randonneurs et s’adapter aux différentes activités de loisirs : marche nordique avec bâtons, trailers en recherche de chrono, vététistes, parapentistes, trottinettes, etc.
Il n’y a en effet pas de véritable couple « maître-chien » avec le chien de protection, contrairement au chien de conduite (2). A ces difficultés de travail s’ajoutent celles liées à la responsabilité du berger ou de l’éleveur en cas de morsure par un chien de protection. Il faut en effet savoir que, parallèlement au développement et à l’incitation au recours aux chiens de protection, le législateur a durci les sanc-tions (loi du 20 juin 2008) à l’encontre des détenteurs ou propriétaires de chiens mordeurs.
Les infractions susceptibles d’être reprochées au propriétaire ou au détenteur (berger) du chien de protection sont des contraventions et des délits de blessures (ou homicide) involontaires prévus par le code pénal. En fonction de la gravité des blessures subies et des circonstances de la faute du gardien du chien, les sanctions peuvent aller d’une simple amende quand il n’y a pas eu d’incapacité totale de travail (ITT) à 5 ans d’emprisonnement, voire au-delà en cas de circonstances aggravantes particulières (R. 622-1 ; R. 625-2 ; R 625-3 ; 222-20-2 ; 222-19-2 et 221-6-2 du code pénal).
En principe, dans le cas de blessures involontaires causées non directement par l’homme (comme dans un accident de la circulation) mais par l’intermédiaire d’un animal, la jurisprudence appliquait le régime de la causalité dite indirecte (art. 121-3 du code pénal) qui exigeait, pour retenir la responsabilité pénale, l’existence soit de la violation délibérée d’une obligation particulière de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement, soit la commission d’une faute grave dite « caractérisée ». Ce régime exigeant au niveau de la gravité de la faute requise permettait aux éleveurs et bergers d’obtenir très souvent une relaxe, d’autant que le chien de protection n’est pas considéré comme divagant lorsqu’il n’est plus sous la surveillance effective de son maître dans le cadre de son action de travail (art. L. 211-23 du code rural).
Cependant la jurisprudence de la Cour de cassation (3), dans le cas de mort ou de blessures par chiens, semble abandonner le régime de causalité indirecte au profit de celui de la causalité directe qui n’exige plus qu’une faute simple de négligence, notamment dans la surveillance de l’animal, pour retenir la responsabilité pénale du maître. La causalité deviendrait directe en ce que la faute du gardien du chien mal surveillé ou maîtrisé contiendrait en elle-même la prédation dommageable.
Transposée au chien de protection de troupeau, est-ce que le recours à la causalité directe impliquerait la responsabilité du gardien du chien qui se trouverait à proximité de celui-ci et aurait l’obligation de le surveiller alors qu’il en serait déchargé dans le cas où le chien ne serait plus sous sa surveillance en raison d’un éloignement pour faire son travail ? (dans la mesure où la divagation n’est pas retenue pour le chien de protection). Est-ce que le maître aurait l’obligation de rester vigilant dans la surveillance de son chien, même éloigné pour l’exercice de son activité de chien de protection ?
Bref, est-ce que l’exonération de l’art. L. 211-23 du code rural sera encore opérante ou est-ce que, considérant la capacité de prédation d’un chien de protection de type molossoïde, la jurisprudence imposera l’équivalent d’une obligation de résultat envers les gardiens de ce type d’animal ? Ce qui relancerait l’hypothèse (déjà envisagée dans les études de Philippe Yolka et d’Odile Bossy (4)) du possible recours par un éleveur ou un berger condamné sur ce fondement pour des blessures causées par un chien de protection contre l’État, du fait des inconvénients et risques engendrés par l’usage de la mesure de protection « chien de protection ». Outre que civilement, en application de l’article 1385 du code civil, faute ou pas faute, c’est l’éleveur propriétaire du chien qui sera déclaré responsable (sauf à retenir le cas très rare d’une faute de la victime l’excluant, ou la privant partiellement de son indemnisation).
Frédérique Geymond
(1) Vincent M. (2010). Les pratiques des bergers dans les Alpes bouleversées par le retour de loups protégés ». In : Michel Meuret, Un savoir-faire de bergers. Co-éditions Éducagri et Quae, Dijon et Versailles
(2) Porcher J. & Lécrivain E. (2012). Bergers, chiens, brebis : un collectif de travail naturel ? , Études rurales (1), 121-137.
(3) Cour de cassation, Crim. 29 mai 2013 n ° 12-85.427 ; Crim. 21 janvier 2014 n ° 13-80.267.
(4) Yolka P. (2008). Le tourisme de montagne entre chien et loup, Actualité juridique. Édition droit administratif, (32), 1744-1747 ; Bossy O. (2012). Le partage de l’espace en montagne : les questions particulières posées par la présence des chiens de protection des troupeaux en alpage. Revue de droit rural, n ° 399.
Article publié dans le numéro 90 de la revue Droit Animal, Éthique & Sciences.