Vinciane Despret & Raphaël Larrère (éds.), Paris : Hermann, 2014
Cet ouvrage collectif est issu du colloque « Ce que nous savons des animaux » ayant eu lieu en 2010 au Centre culturel international de Cerisy. Divisé en trois parties (« Décliner les espèces compagnes », « L’éthologie au laboratoire », « L’éthologie de plein air »), il rassemble dix-sept contributions qui permettent de brosser les contours du versant philosophico-scientifique des Animal Studies.
Définir ce champ d’étude encore émergeant n’est pas chose aisée tant les perspectives qui y sont déployées sont diverses et traversent les disciplines. Le lecteur néophyte resterait d’ailleurs certainement bien perplexe une fois l’ouvrage terminé s’il ne disposait pas des très bonnes introductions des éditeurs qui permettent de faire apparaître un fil conducteur à travers l’ouvrage : les liens tissés entre l’homme et les animaux. Quant au lecteur spécialiste du domaine, il retrouverait un angle d’approche déjà bien élaboré chez certains auteurs pionniers comme Mary Midgley ou, plus récemment, Dominique Lestel. Les éditeurs ont ainsi réussi à la fois à rendre compte de toute la diversité des Animal Studies et à resserrer la perspective autour d’un de ses versants (philosophico-scientifique) et d’une de ses théories cardinales (les communautés mixtes ou hybrides, pour reprendre la terminologie de Midgley ou de Lestel).
Le titre – Les animaux : deux ou trois choses que nous savons d’eux – est alors assez trompeur. En effet, l’intérêt de l’ouvrage réside plus dans son apport épistémologique que dans les connaissances éthologiques résultant des différentes recherches des contributeurs. Ainsi, nombreux sont les auteurs qui ouvrent la voie vers une autre façon d’acquérir un savoir sur les animaux. Définie par la négative, l’épistémologie développée en filigrane à travers les diverses contributions pourrrait être qualifiée d’anti-cartésienne et d’anti-naturaliste.
Il va sans dire que la mise en évidence d’une telle approche contredisant les canons de l’éthologie objectiviste ne s’effectue pas toujours facilement. L’une des qualités de l’ouvrage et l’une des réussites des éditeurs est de ne pas se focaliser uniquement sur les difficultés théoriques de la transition mais également sur les parcours personnels des contributeurs. Ainsi le lecteur peut-il constater que certains se détachent de l’éthologie mainstream presque malgré eux (pensons à Dalila Bovet surprise des enseignements qu’elle a pu tirer de ses perroquets hors des dispositifs expérimentaux), tandis que d’autres limitent presque volontairement leur transition vers une nouvelle épistémologie tant ils sont conscients des réticences émanant de leurs pairs (à l’instar d’Alain Boissy et de Xavier Boivin qui ne peuvent abandonner l’expérimentation alors qu’une perspective phénoménologique semble les séduire). Enfin, de manière encore plus surprenante, mais servant parfaitement l’objectif de l’ouvrage, les éditeurs ont sélectionné des témoignages de spécialistes de la question animale (Georges Chapouthier en est certainement le meilleur exemple) qui reviennent sur l’évolution de leur pratique, toujours influencée par les liens tissés avec des individus d’autres espèces.
Quels enseignements, quelle méthodologie tirer de ces diverses contributions tendant presque unanimement vers une épistémologie radicalement opposée au cartésianisme et au naturalisme ou, comme le disent les éditeurs eux-mêmes, au dualisme ? Un point de départ semble émerger tant des articles théoriques que des témoignages : le sens commun. « Ce que nous savons des animaux » pourrait en effet bel et bien se déployer à partir des évidences issues des liens que nous tissons avec les autres espèces quotidiennement. Loin de la machine cartésienne, l’animal est un autrui auquel il est possible de s’identifier et vers lequel il est possible de se projeter ; loin de la statistique naturaliste, l’animal est un individu doté d’une histoire que l’on peut entrevoir à travers des anecdotes mettant également en évidence sa personnalité unique. En définitive, un changement de paradigme et de nouvelles connaissances pourraient émerger de ce que nous savons déjà, de ce que nous avons toujours su sur les animaux tant nos vies ont toujours déjà été liées.
Les animaux : deux ou trois choses que nous savons d’eux est un ouvrage qui participe au changement de paradigme en cours dans l’étude des animaux. De par la diversité des textes qu’il regroupe, cet ouvrage peut constituer une bonne introduction aux débats en cours. Grâce aux choix éditoriaux faits par Vinciane Despret et Raphaël Larrère, ce recueil de textes ouvre également un champ remettant l’individu, humain ou non humain, au centre de toute connaissance possible. Anti-cartésienne, anti-naturaliste, historique, anecdotique, le nouveau paradigme permettant l’appréhension de l’animal semble devoir être, quoi qu’il arrive, phénoménologique.
Thomas Robert
Article publié dans le numéro 90 de la revue Droit Animal, Éthique & Sciences.