Par le Pr Jean-Claude Nouët, médecin et biologiste, professeur des universités, président de la LFDA.
Conférence donnée à l’Espace Pierre Mendès France, CCSTI de Poitiers, lors de journée « L’animal et la science », le jeudi du 18 novembre 2010.
En France, le cadre réglementaire fixant les conditions générales autorisant l’expérimentation sur les animaux vertébrés vivants est fixé par l’article R.214-87 de notre code rural : elle n’est autorisée qu’à la condition d’avoir un caractère de nécessité, de ne pouvoir être remplacée par d’autres méthodes de recherche, et d’être réservée à quelques domaines de recherche, dont la liste est limitative.
L’enseignement et la formation professionnelle font partie de cette liste : le code rural dit que les expériences ou recherches sur les animaux vertébrés vivants sont licites si elles sont pratiquées à des fins d’enseignement supérieur, ou d’enseignement technique et de formation professionnelle conduisant à des métiers qui impliquent d’expérimenter sur l’animal.
Ajoutons que toute expérimentation sur l’animal, quelle qu’elle soit, doit être conduite par une personne titulaire d’une autorisation d’expérimenter ou sous sa responsabilité directe, et cela dans un établissement officiellement agréé.
Cette réglementation est en vigueur depuis le décret du 19 octobre 1987, entré depuis dans le code rural. Elle est claire : seuls l’enseignement supérieur et les formations professionnelles sont autorisés à organiser des manipulations expérimentales de l’animal vertébré (c’est-à-dire mammifère, oiseau, reptile, batracien, et poisson). Son premier résultat a été la disparition de ces manipulations dans l’enseignement secondaire : il n’était que temps.
Voyons ce qu’il en résulte, à la fois quant aux nombres d’animaux, à leurs espèces, et aux types d’utilisations expérimentales. Nous tenterons ensuite d’interpréter ces résultats.
Des renseignements très précieux sur les divers types de manipulations étaient attendus d’une enquête commandée en octobre 2008 à la Commission nationale de l’expérimentation animale par la ministre de la recherche et le ministre de l’agriculture, afin de dresser la liste des formations d’enseignement supérieur dans lesquelles l’expérimentation animale peut être pratiquée, et d’évaluer la pertinence de cette pratique.
L’enquête a été lancée par la Commission dès la fin de 2008 auprès de la presque totalité des établissements d’expérimentation et des responsables d’enseignement, dans les facultés des sciences, les facultés de médecine et de pharmacie, les écoles vétérinaires, les grandes écoles, les lycées professionnels.
Elle s’est révélée bien plus complexe à mettre en œuvre que prévu et généralement mal acceptée ; les réponses, d’ailleurs difficilement obtenues, révélaient la crainte d’une limitation ou d’une interdiction de l’usage de l’animal. Néanmoins, elle a été relancée, et notre collègue Jean-Pierre Clot, chargé de cette mission, va pouvoir commencer la tournée de ses visites d’équipes pédagogiques. Nous sommes donc privés de données actuelles et détaillées.
En sorte que nous devons seulement évoquer quelques types d’expérimentation pratiquées en enseignement supérieur. Par exemple, dans la filière physiologie animale, qui est probablement la plus démonstrative, celle où l’utilisation de l’animal est la plus fréquente, les espèces utilisées sont le rat, la grenouille et le lapin. Il semble que seul le rat subisse une expérimentation in vivo, toujours sous anesthésie, pour des études de la sécrétion gastrique, de la diurèse, de la régulation glucidique ou du métabolisme lipidique. D’autres manipulations sont effectuées sur des organes isolés, prélevés sur des animaux euthanasiés pour les expériences, telles que les enregistrements électriques du cœur isolé de grenouille, l’action des neuromédiateurs sur le muscle cardiaque de grenouille, l’étude de la motricité de l’utérus isolé de rate, de la motricité de l’intestin grêle isolé de lapin.
Pour être plus exactement renseigné, il faut attendre les résultats de l’enquête enfin en cours. Il serait extrêmement important et utile que cette enquête s’attache à bien distinguer d’une part les manipulations qui ne sont que des travaux pratiques organisés dans le cadre d’une formation générale en biologie animale, et d’autre part les manipulations liées à l’apprentissage de pratiques, de gestes, de techniques, nécessaires à l’exercice d’un métier futur.
En revanche, pour les chiffres et les statistiques, nous disposons du dernier rapport triennal de la Commission européenne sur les nombres d’animaux utilisés à des fins expérimentales et à d’autres fins scientifiques dans l’Union, qui vient d’être publié.
Les chiffres fournis par la France sont tirés de l’enquête nationale conduite en 2007. Nous en extrairons les chiffres principaux.
- Nombre total d’animaux utilisés en France, toutes expérimentations confondus, établissements privés et publics additionnés : 2.328.380
- Nombre total d’animaux utilisés dans l’enseignement et les formations 55.573 animaux, soit 2.39% du total général, dont principalement 19.000 rats et 14.000 souris, 8.000 oiseaux, 7.600 poissons, 4.000 amphibiens. Ce pourcentage de 2.39% est à retenir.
Ces chiffres bruts n’ont guère d’autre signification que leur importance. Voyons comment en tirer quelques réflexions intéressantes, en les confrontant, dans l’espace à ceux obtenus dans d’autres pays, et dans le temps à ceux des années passées.
Pour l’ensemble de l’Union européenne, le rapport de la Commission mentionne un total annuel de douze millions d’animaux utilisés dans la recherche expérimentale en Europe, dont 207.457 pour l’enseignement et la formation, soit un pourcentage de 1.73%.
Quels sont les résultats des divers pays de l’Union ?
Grosso modo, les pays classent en deux catégories, nettement distinctes. Dans l’une, les pourcentages enseignement/formations par rapport au total des animaux utilisés sont assez semblables et supérieurs à la moyenne européenne de 1.73%. Par exemple, 2.86% pour les Pays-Bas, 2.57% pour la Belgique, 2.56% pour l’Allemagne, 1,98% pour l’Espagne. Rappelons les 2.39% de la France.
Dans l’autre catégorie, sont nominés : l’Autriche avec 0.87%, la Suède avec 0,53%, la Grande-Bretagne et ses 0,11%, l’Irlande à 0.08% et l’Italie avec 0,06%.
En chiffres bruts, les différences sont encore plus saisissantes : par exemple, l’enseignement supérieur suédois n’a utilisé que 2.560 animaux vertébrés, et l’Italie 513.
On s’interroge, devant de tels écarts. La cause en serait-elle un désintérêt pour les recherches biologiques utilisant l’animal ? On peut tenter de s’en faire une idée concrète pour chaque pays, en rapportant le nombre total d’animaux utilisés au nombre de ses habitants. Il en résulte des index qui donnent en gros une indication de l’importance de la recherche expérimentale sur l’animal. Dans la liste, ne retenons que deux exemples. Avec des populations de 64,3 millions pour la France et de 61,6 millions pour la Grande-Bretagne, et des nombres d’animaux utilisés respectivement de 2.328.380 et 2.266.884, ces deux pays ont des index identiques : 0,36 et 0,37. Il n’existe donc aucune différence entre eux quant à l’importance de l’utilisation expérimentale de l’animal.
Pourtant, au final, la proportion effective des animaux dans enseignement supérieur et formations par rapport à l’effectif total des animaux atteint 2.39% pour la France et 0,11% pour la Grande-Bretagne, ce qui signifie concrètement que pendant que l’enseignement supérieur britannique utilise 1 animal, le français en utilise 25 ! À ce niveau, ce n’est plus une différence, c’est une opposition ! Pourtant, à constater le niveau des scientifiques britanniques, il ne semble pas que les universités et les collèges de Grande-Bretagne délivrent un enseignement de biologie de mauvaise qualité !
Par ailleurs, ce n’est certainement pas par hasard que l’on trouve côte à côte, Suède, Grande-Bretagne, Irlande, et même Autriche. Alors à quoi rapporter de telles différences ? En France, on accuse souvent, et à juste titre, le poids et le frein du cartésianisme, ainsi que l’anthropocentrisme de la tradition biblique. Mais ce ne sont pas les idées préconçues de Descartes et les préjugés de Malebranche qui pèsent en Espagne, en Belgique ou aux Pays-Bas. Et la tradition biblique est-elle vraiment en cause chez nous? N’est-elle pas plus forte encore en Italie, qui est de loin le pays européen qui renonce presque totalement à avoir recours à l’animal dans l’enseignement de ses élites, et d’ailleurs le seul pays qui respecte la liberté de conscience de ses citoyens, au point d’avoir légalisé l’objection de conscience à l’expérimentation sur l’animal ?
On est donc amené légitimement à évoquer des profondes différences culturelles de sensibilité et d’intérêt des peuples européens à l’égard de l’animal, de sa condition et de sa souffrance, d’un haut degré pour certains, d’un degré faible pour les autres.
En ce domaine, la France a du retard à rattraper. Manifestement, elle s’y est déjà engagée. Dans les statistiques françaises précédentes, datant de 2004, nous totalisions 2.325.398 animaux dont 72.721 pour l’enseignement supérieur, soit un pourcentage de 3,13%. Avec 55.573 en 2007, c’est une chute de 17.148 animaux, et un pourcentage abaissé à 2.39%. La diminution est encourageante et l’avenir nous poussera dans cette voie. La nouvelle directive du Conseil relative à la protection des animaux utilisés à des fins scientifiques insiste sur la sensibilité de l’animal à la douleur, sur l’importance de l’éthique et de son enseignement, sur la nécessité de recourir aux méthodes de remplacement.
C’est notamment dans le domaine de l’enseignement supérieur et des formations que les méthodes modernes doivent prendre toutes leur place, et plus spécialement dans les enseignements d’initiation visant à l’acquisition d’une connaissance scientifique de base, dans les troncs communs, en somme partout où n’existe pas d’apprentissage à des manipulations, à des gestes, à des actes, obligatoirement impliqués dans un métier ou une profession issus de la formation spécifique.
À ce titre, de nombreux outils pédagogiques sont disponibles. Il y quelques années, n’existaient que des documents visuels, puis audio-visuels. Aujourd’hui l’éventail est bien plus large, et couvre à peu près la totalité des besoins de l’enseignement. En particulier doivent être développés les programmes multimédia de simulation interactive, tels que ceux permettant une dissection virtuelle, ou encore ceux permettant, dans une étude de fonctions physiologiques, de faire varier les données et d’en observer les effets, sans pour cela utiliser un rat anesthésié, ou sacrifier un lapin.
Inévitablement, ces méthodes devront prendre le pas sur l’habitude, et, osons le dire, sur la routine.
Il serait temps, car il y a 40 ans que de tels principes ont été officiellement formulés ! La Recommandation 621, adoptée par l’Assemblée consultative du Conseil de l’Europe du 20 janvier 1971, demandait précisément: « de limiter les expériences sur les animaux vivants dans l’enseignement universitaire en les remplaçant par des méthodes visuelles modernes » !
Depuis, nous aurions pu faire mieux, ne serait-ce qu’en considérant que, formations professionnelles mises à part, l’utilisation expérimentale de l’animal dans l’enseignement supérieur pourrait bien ne pas être en accord avec l’éthique sous-jacente contenue dans l’article R.214-87 du code rural qui impose à l’expérimentation d’avoir un caractère de « nécessité » (est-elle vraiment nécessaire ?), et qui l’admet seulement si ne peuvent pas « utilement y être substituées d’autres méthodes expérimentales » (lesquelles existent). D’autres que nous y ont déjà réussi. C’est une véritable réforme à poursuivre chez nous, pour le plus grand bien de notre enseignement supérieur, et évidemment celui des animaux.
Mais, comme l’on sait, la France n’accepte pas facilement de se réformer…