Par le Pr Jean-Claude Nouët, Président de la Fondation Ligue française des droits de l’animal.
Conférence donnée à l’Institut des Sciences Politiques, mardi 6 mars 2007 à l’invitation de l’association étudiante de Sciences-Po Paris, « Tribune Pour l’Animal ».
Pour ce premier entretien, il me semble utile de montrer, grâce à quelques exemples pratiques, et quelques chiffres, que le sujet de l’animal n’est pas futile et surtout pas ridicule, et que sa méconnaissance a des conséquences importantes sur le plan économique et politique.
Les animaux, dans toutes les formes de leurs utilisations, sont une composante essentielle de notre vie quotidienne. Ils nous nourrissent avec leur chair, avec leur lait, avec leurs œufs; nous nous soignons au prix de leurs souffrances; beaucoup accompagnent nos solitudes, beaucoup aussi sont encore sacrifiés à nos amusements. Et c’est par milliards qu’ils vivent dans la nature et peuplent notre territoire, qu’ils occupent au même titre que nous.
Quelques chiffres vous aider à saisir l’importance de leur place et de leur rôle.
Le cheptel élevé en France pour l’alimentation humaine totalise annuellement (chiffres 2004) 45 millions de grands animaux, dont 10 millions de bovins à viande, 9 millions de vaches laitières, 15 millions de porcs, 8 millions de moutons, et 262 millions de volailles parmi lesquelles 35 millions de canards gavés pour le foie gras.
La pêche industrielle française (ce sont aussi les chiffres de 2004) totalise 188.000 tonnes d’invertébrés, et 400.000 tonnes de poisson soit environ 1 milliard de poissons.
Selon le relevé de 1999 de l’Office national de la chasse, qui ne publie ses statistiques que tous les dix ans, la chasse en France, sous toutes ses formes y compris le piégeage, arrive au total de 26 millions d’oiseaux, et de 6 millions de mammifères, dont 400.000 chevreuils, 350.000 sangliers, 6 millions de lapins, 6 millions de pigeons et tourterelles, 13 millions de grives.
En matière d’expérimentation, selon les dernières statistiques disponibles qui datent elles-aussi de 2004, le total des animaux utilisés par la recherche publique et la recherche privée s’élève à près de 2.400.000, toutes espèces confondues, dont 85% sont des souris et des rats.
N’oublions pas les animaux de compagnie, dont la France détient le record mondial, avec environ 10 millions de chiens et autant de chats.
Ainsi qu’on le voit, ce sont bien par dizaines de millions que les animaux sont impliqués dans notre vie quotidienne, souvent sans que nous y pensions, souvent sans que nous ayons conscience des conditions pénibles de l‘existence de la plupart d’entre eux, depuis leur naissance, durant leur élevage, jusqu’au moment de leur mise à mort.
Nous-mêmes sommes fréquemment des utilisateurs et des consommateurs abusifs: notre physiologie n’exige pas que nous consommions de la viande tous les jours, et il n’est pas indispensable à notre santé que nous nous précipitions à la pharmacie pour le moindre motif.
Paradoxalement, cette apparente inconscience n’est pas indifférence. Nos concitoyens, comme les autres européens, sont intéressés par la condition et le sort de l’animal, même si nos actes ou nos conduites ne sont pas toujours en accord avec nos déclarations.
Cette sensibilité s’est réveillée fortement pour la première fois dans les années 80, en s’étendant enfin à d’autres animaux que le chien et le chat qui centralisaient trop d’intérêt.
Ce fut l’affaire des hormones anabolisantes, dont le public découvrait qu’elles étaient données systématiquement pour accélérer la croissance du bétail, notamment des veaux. Par la même occasion, il découvrait comment ces veaux étaient élevés, isolés les uns des autres dans une quasi obscurité, et dans des espaces si étroits que les professionnels les appelaient “cercueils”. Plus tard sont survenues la crise de la vache folle en 94/95, puis celle de la fièvre aphteuse en 2001, avec leurs images choc de destructions massives de troupeaux et l’incinération de monceaux de cadavres. Ces révélations ont entraîné des réactions de rejet et de dégoût, au point que les enquêtes d’opinion montrent clairement que le public s’affirme aujourd’hui très soucieux du bien-être de l’animal comme de la survie des espèces sauvages.
Par exemple, l’enquête lancée par la Commission européenne en février-mars 2005 révèle que 74% des européens sont attachés au bien-être des animaux de ferme. Et en France, l’enquête financée par le Centre d’information des viandes en janvier 2006 révèle que 81% des français demandent l’étiquetage des produits alimentaires issus de l’élevage avec des informations claires sur le bien-être des animaux.
Par ailleurs, le problème de la disparition annoncée de nombreuses espèces est largement connu du grand public, et depuis longtemps, grâce notamment au concours des médias, de la télévision, et des actions de plusieurs ONG naturalistes, qui lancent l’alarme depuis 30 ou 40 ans en dénonçant massacres, déforestation, abus des pesticides, assèchement des zones humides. Même si le Pacte écologique en vedette actuellement n’y fait pas une allusion directe, il implique et souligne que de nombreuses espèces animales de la faune sauvage sont menacées de disparaître dans les prochaines années, en raison des modifications climatiques qui viennent aggraver la situation.
En résumé, donc, les Français sont majoritairement attentifs à l’animal. Ils désirent une amélioration de son sort, et veulent la sauvegarde de la faune.
Et pourtant la France a en Europe la réputation détestable d’être constamment opposée aux mesures protectrices communautaires ou nationales, et d’être la lanterne rouge de l’Europe. Quelques exemples.
Alors donc que le public se déclare très largement soucieux du bien-être de l’animal d’élevage, la France, par la voix de Dominique Bussereau, notre ministre de l’agriculture, vient de refuser que les poulets de chair soient (un peu) plus au large dans les hangars d’élevage industriel, et veut imposer la densité de 22 poulets au m2, au lieu des 13 au m2 que recommande le rapport remis à la Commission européenne par son Comité scientifique et vétérinaire. 22 poulets au m2, cela fait 450 cm2 par poulet, les 3/4 d’une feuille de papier format A4. Au résultat, le projet de directive européenne sur l’élevage des poulets a capoté et est remis à plus tard, alors que le texte aurait pu être adopté par le Conseil de l’Europe à la fin de l’an dernier.
Le 23 janvier 2006, la Commission européenne a adopté un Plan d’action communautaire pour la protection et le bien-être des animaux au cours de la période 2006-2010. Ce plan comporte des mesures concrètes dans cinq domaines, dont principalement l’élevage et l’expérimentation.
information du public et des professionnels sur les problèmes du bien-être;
relèvement des normes minimales et extension à des espèces actuellement exclues des textes;
encouragement à la recherche et à l’utilisation des méthodes de substitution;
création d’un label communautaire pour promouvoir les produits obtenus dans le respect du bien-être des animaux;
soutien aux initiatives internationales en faveur de la protection des animaux en vue de parvenir à une adhésion large, notamment auprès de l’OMC.
Pour mettre en route ce programme, il fallait qu’il soit adopté par le Conseil de l’Union européenne. La Commission a donc présenté son projet aux ministres de l’agriculture de l’Union lors de leur réunion du 20 février 2006.
Immédiatement, la France, par la voix de son ministre de l’agriculture, a marqué une opposition particulièrement ferme et a pris la tête des quelques rares pays Italie, Espagne et Portugal, plus ou moins défavorables à ce Plan.
En réponse, la Commission de l’agriculture du Parlement européen, lors de sa séance du 12 septembre dernier, a décidé de soutenir ce plan ambitieux, et le 12 octobre dernier, le Parlement européen a validé la décision de sa Commission agriculture, et a approuvé le Plan communautaire à une écrasante majorité.
A l’unisson des Européens, les Français demandent l’élimination de l’animal en recherche cosmétologique, au point que la Commission avait élaboré dès 2002 un projet de directive concluant à la double interdiction des essais cosmétologiques et de la vente en Europe des produits cosmétiques testés sur l’animal. A peine ce projet était-il publié, que le 10 juin 2003 nos ministres Nicole Fontaine, déléguée à l’industrie et François Loos, délégué au commerce extérieur, ont déposé un recours contre le texte communautaire. Le recours sera rejeté par la Cour de justice européenne le 24 mai 2005, la France condamnée aux dépens, et la directive entrera en application à partir de 2009.
Il existe au sein du Parlement européen un groupe dénommé Intergroupe sur le bien-être et la conservation des animaux auquel sont inscrits une centaine de députés de tous les pays. Dans sa séance du 17 janvier 2007, cet intergroupe a réuni 49 députés sur le problème des animaux sauvages dans les cirques. Sur ces 49 députés, on a relevé 18 britanniques, 7 allemands, 5 autrichiens 3 italiens 3 espagnols, et un seul français. Un seul sur 78 députés nationaux. Ce n’est pas une surprise. Disposant à l’époque des listes de présence des députés aux réunions de cet Intergroupe pour la période de janvier 2002 à novembre 2003, j’avais pu établir un tableau chiffré et comparatif des pays représentés: la France était bonne dernière avec seulement 2% des députés français inscrits à cet Intergroupe, contre 32% des britanniques, 23% des néerlandais, 22% des finlandais, ou 19% des danois (Espagne 9, Italie 8, Portugal 8, Grèce 4). Nos députés au Parlement européen ne s’intéressent pas à l’animal.
Voyons ce qui se passe avec nos élus nationaux.
Les chasseurs représentent 2% des Français, mais 220 députés sur 577, soit 35 %, sont inscrits au Groupe chasse constitué au sein de l’Assemblée Nationale, et 56 députés soit un député sur 10 se sont regroupés pour soutenir activement la corrida, qui pourtant est rejetée par la majorité de nos concitoyens.
En majorité, les Français sont révulsés par les mauvais traitements et les sévices, mais le 17 octobre dernier, au mépris total d’un rapport scientifique publié en décembre 1999 par la Commission européenne qui dénonce le gavage des canards et des oies comme générateur de lésions et de souffrances, l’Assemblée nationale a déclaré par la loi que ce gavage est un fait patrimonial et culturel honorable, ce qu’a confirmé le Sénat le 10 novembre.
A la suite d’une initiative juridique lancée en 1984, et après 15 années de travail pour vaincre des oppositions parfois méprisantes et obtenir ce qui n’est que du simple bon sens, une fondation que je connais bien a obtenu que la loi du 6 janvier 1999 modifie les articles 524 et 528 du code civil en y apportant la distinction entre l’animal et la chose inanimée.
Cela n’a pas empêché le ministre de la santé, le ministre délégué à l’industrie et le ministre délégué aux PME de signer le 10 août 2004 un arrêté relatif aux pratiques expérimentales pour les produits cosmétiques dans lequel l’animal est désigné sous le terme de “système d’essai” et même de “matériel” au même titre que le végétal, la culture de cellules, un appareillage physique, ou un teste chimique.
Ce mélange insensé a conduit à des formulations dont la plus stupéfiante est “Des systèmes d’essai qui tombent malades ou qui sont blessés (un système d’essai qui tombe malade!) doivent être isolés et soignés si besoin est pour préserver l’intégrité de l’étude”, ce qui signifie que si l’intégrité de l’étude cosmétologique n’est pas menacée, il n’est pas besoin de soigner l’animal ! Comment trois ministres ont-ils pu signer un arrêté qui ravale l’animal, reconnu comme être sensible, à l’état de chose, de réactif, ou de matériel jetable; et qui contredit les dispositions du code civil, du code rural, et du code pénal ?
Lors du scandale de « l’hormonisation » des veaux, et devant la chute de 30% de la consommation de cette viande que refusaient le public, le ministre de l’agriculture d’alors avait organisé une conférence de presse rue de Varenne, dont le but était de démontrer qu’à dépense d’entretien égale, le poids de viande se trouvait augmenté de quelque 10%, de sorte que les revenus des éleveurs s’en trouvaient améliorés d’autant! Calcul de technocrate qui a si peu décidé les consommateurs à accepter cette viande gorgé d’eau et suspecte de contenir des dérivés hormonaux, que l’affaire s’est terminée par l’interdiction de l’utilisation des hormones dans l’élevage au niveau européen.
Dans le domaine de la préservation des espèces et de la protection de la nature en général, auquel le public est tout aussi sensible, la France se révèle à répétition comme le mauvais élève de la Communauté. En décembre 2000 elle a été condamnée par la Cour de justice européenne pour n’avoir pas correctement transposé la directive sur la protection des oiseaux; en février 2001 elle a été déférée devant la Cour de justice par la Commission européenne au même motif; et en avril 2001, elle a été mise en demeure par la Commission de produire son rapport sur l’application de cette directive, lequel aurait dû être remis avant octobre 1999, et menacée de dizaines de recours devant la Cour de justice, avec astreintes financières considérables à la clef.
Dans le même temps, était lancé le programme européen Natura 2000. Pour préserver les espèces animales et végétales rares, en harmonie avec les activités humaines. Là encore, la France a pris un retard considérable, au point qu’à la fin de 2004, elle était de tous les pays de la communauté celui qui avait intégré dans ce programme le plus faible pourcentage de son territoire, retard qu’il lui a fallu rattraper rapidement faute de se retrouver encore une fois devant la Cour de Justice.
Cette inertie a été dénoncée dans un rapport signé de 54 organisations, publié en juin 2006, qui a renvoyé dos à dos les gouvernements de droite comme de gauche pour leur responsabilité, en soulignant que si des lois ont été votées, elles n’ont pas été appliquées, ou ont été remises en question par des parlementaires. Il y a seulement cinq jours, un grand quotidien rapportait pourtant l’autosatisfaction indécente du ministère de l’écologie qui déclarait que la France avait “presque rattrapé son retard” dans le programme Natura 2000. Il y aura fallu 17 ans.
Cette énumération était nécessaire pour illustrer et rendre évident un désaccord réel et parfois profond entre les dirigés et leur dirigeants, entre les électeurs et leurs élus. Pourquoi les uns prennent-ils des décisions qui sont en contradiction avec les aspirations des autres?
D’une façon générale, la prise de décision par un individu résulte de facteurs internes et de facteurs externes.
Les facteurs internes sont la nature même de l’individu, sa personnalité, ses capacités d’analyse et de synthèse, sa sensibilité aussi, sa culture mémorisée au long de sa vie.
Les facteurs externes sont constitués par l’ensemble des informations reçues dans la période où s’élabore et se prépare la décision à prendre.
Cet ensemble de données ne doit pas être incomplet, ou tronqué. Une information manquante peut évidemment modifier la décision, une information orientée, ou pire une donnée falsifiée, peuvent conduire à une solution contraire à celle qu’exigeait le problème posé.
C’est là que semble bien se trouver la clé ou une clé permettant de découvrir l’origine du désaccord. En effet, dans les exemples que nous avons cités comme d’une façon générale d’ailleurs, les informations reçues par un futur décideur sont-elles toujours objectives, complètes, transparentes? La réponse est non. Car tout responsable politique, ou socio-économique, à quel que niveau qu’il soit placé, se trouve soumis dans de nombreux cas et à de nombreuses circonstances, à l’action de groupes de pression.
Des exemples.
Dans le domaine de l’élevage, les freins et les obstacles constamment mis en travers d’une amélioration du bien-être des animaux ont pour origine la surpuissante production agricole et ses satellites, l’industrie agro-alimentaire, sa redoutable fédération syndicale, et sa banque, qui font plier les décisions politiques et économiques selon leurs intérêts. J’ai cité tout à l’heure les effectifs du cheptel français. Traduisons en bilan financier: la production de lait totalise 8 milliards d’euros, l’élevage des gros bovins presque 7 milliards, 3 milliards pour les porcs, 3 milliards pour les volailles, 1,5 milliard pour les veaux de boucherie. En ajoutant à cela la production végétale, dont 4 milliards pour les céréales et plus de 6 milliards pour les vins et alcools, on comprend que la France soit la puissance agricole majeure en Europe, et l’on entrevoit quelle peut être l’influence du lobby agricole, qui estime qu’il n’est nul besoin de changer un mode de production et d’élevage avec de tels résultats, même en vue d’améliorer le bien-être des animaux. En sorte qu’à Bruxelles les décisions dites françaises sont celles d’un puissant groupe socioéconomique.
Et cela va parfois très loin, trop loin même. Rappelons nous l’affaire de l‘encéphalopathie spongiforme bovine, plus communément connue sous le nom de maladie de la vache folle. Dès le début, vers 1990, sont nées quelques inquiétudes gravissimes pour la santé humaine, et la panique a commencé à pointer dans l’élevage bovin britannique d’abord, puis dans l’élevage bovin français. Des contre-feux ont été allumés un peu partout, y compris au niveau de la Commission européenne, présidée alors par Jacques Delors. On peut lire dans une note du 12 octobre 1990, à en tête de la Commission et de son Service Politique des Consommateurs:
“Il faut avoir une attitude froide pour ne pas provoquer de réactions défavorables sur le marché, et ne plus parler d’ESB”.
“Nous allons demander officiellement au Royaume-Uni de ne plus publier les résultats de leurs recherches”.
Avec en conclusion: “Il faut minimiser cette affaire ESB en pratiquant la désinformation. Il vaut mieux dire que la presse a tendance à exagérer”.
Un autre exemple, l’action permanente conduite par le groupe de pression des chasseurs, tout récemment mise en avant par l’actualité, quand ils ont convoqué les candidats à l’élection présidentielle pour exercer une fois encore un véritable chantage aux suffrages. Pourtant, le lobby de la chasse ne fait que défendre les intérêts et les privilèges d’une minorité de français, mais en faisant croire au politique que favoriser ces intérêts et privilèges est électoralement plus payant que défendre les arguments éthiques et naturalistes de ceux qui refusent la chasse au nom de la préservation des espèces. En 2005 cette influence est allée jusqu’à faire attribuer par l’Etat une subvention de 23 millions d’euros à la chasse pour éviter une augmentation du montant du permis de chasser. On s’est beaucoup scandalisé des quelque 12 millions d’euros que doit coûter le désamiantage du porte-avion Clemenceau, mais on n’a pas beau entendu parler du scandale de ce cadeau de 23 millions fait aux chasseurs avec l’argent public. Rappelons au passage les pressions exercées par éleveurs interposés au sujet du loup, et de l’ours. Les quelque 30 ou 40 loups qui naviguent dans le sud des Alpes mettent le pays en révolution, on réclame leur élimination et on obtient la mise à mort d’animaux strictement protégés par les traités internationaux. Il y a des loups par centaines, en Espagne et en Italie. Là bas, personne ne s’en plaint.
Encore un exemple au sujet du gavage des canards pour le foie gras. Un rapport de décembre 1999 publié par le Comité scientifique et vétérinaire attaché à la Commission européenne a conclu que ce gavage est source de souffrances et de blessures qui nuisent gravement au bien-être des oiseaux. Cela n’arrange par l’industrie du foie-gras, qui use de toutes les armes et de toutes les influences pour se protéger. En 2006, notre ministre de l’agriculture a confié à trois vétérinaires fonctionnaires choisis le soin de préparer un contre rapport, qui a conclu en mettant en doute la réalité des dommages causés aux oiseaux gavés, et sur lequel s’est appuyé le vote des députés puis des sénateurs que nous avons évoqué tout à l’heure, déclarant le gavage bien culturel et patrimonial de la France. Tout récemment, à la fin de 2006, un dossier très documenté et référencé , a accusé publiquement l’Institut national de la recherche agronomique de recevoir des fonds versés par le Comité interprofessionnel des palmipèdes à foie gras, pour financer jusqu’à hauteur de 20% des recherches dont le but fixé d’avance est de montrer que le gavage n’est source d’aucune nuisance pour les oiseaux. Il s’agit là d’une collusion à ce point scandaleuse qu’un directeur de recherche de l’INRA vient de déclarer publiquement qu’il s’agit là “de pseudo science et de recherche d’opportunité, conduites par des chercheurs élevés dans le moule de la production animale”.
Encore un exemple, pour ne pas oublier les espèces animales sauvages, celui du programme européen Natura 2000, qui a aussitôt été contré par les agriculteurs, les forestiers, les chasseurs, au point que les politiques, jusqu’au plus haut niveau de l’Etat, ont préféré prendre leur parti en reniant les engagements européens signés par la France, au lieu de veiller à l’intérêt supérieur de la préservation des espèces. On a tout récemment noté dans Le Monde du 1er février dernier, qu’une ancienne ministre de l’environnement Corinne Lepage a accusé son Premier ministre Alain Juppé d’avoir édulcoré la loi sur l’air, et bloqué la mise en place du Réseau Natura 2000.
Ces quelques exemples illustrent le poids que peuvent avoir les groupes d’intérêt sur des décisions politico-économiques, même majeures et concernant l’avenir. Il en en bien d’autres, comme les groupes pétroliers contre les agro carburants, la pêcherie contre les quotas de poissons, l’industrie biotechnologique pour les OGM agricoles.
Mais pour avoir le plein effet escompté, ces pressions doivent trouver un terrain favorable, dont le composant essentiel est la personnalité même du futur responsable de la décision, personnalité dont nous avons vu qu’elle dépend de la formation et des informations qu’il a reçues au cours de son éducation, en résumé, de sa connaissance, de sa culture.
Or, au cours de l’enseignement, et particulièrement dans les dernières années dites de l’enseignement supérieur, sauf dans les filières des sciences de la vie, il n’est dispensé aucun formation même rudimentaire sur la nature et ses équilibres, sur le monde animal et sa diversité , sur la vie de animaux, leurs sociologies, leurs comportement.
Il en résulte des lacunes, des failles culturelles, qui ont entre autres conséquences de mettre de futurs titulaires de responsabilités en position de faiblesse vis-à-vis de possibles pressions externes, par absence de connaissance et donc carence de contre argumentation.
Ayons encore recours à des exemples concrets, et même vécus.
Il y a quelques années, reçues à l’Hôtel Matignon par un conseiller du Cabinet au sujet des espèces sauvages menacées de disparaître, il m’a été répondu que toutes les espèces d’autrefois avaient disparu, que c’était donc là un phénomène naturel, et qu’en conséquence nous n’avions pas à intervenir. Cette réponse démontrait une méconnaissance de l’échelle du temps, une ignorance totale de l’histoire de la vie, et une ignorance des lois de l’évolution. Au cours de l’histoire de la vie, les espèces n’ont pas disparu, elles ne se pas évanouies du jour au lendemain: elles se sont transformées au long de centaines de milliers et de millions d’années pour être progressivement remplacées par leur descendantes mieux adaptées.
Alors qu’aujourd’hui, les disparitions se font et vont se faire brusquement, en quelques années sinon en quelques mois, en interrompant soudainement des lignées animales qui étaient appelées à continuer à évoluer dans les temps futurs.
Du fait de son ignorance, ce haut fonctionnaire a contribué à l’inertie de la France en matière de préservation de la biodiversité.
Encore un autre exemple. Lors d’une réunion au ministère de l’agriculture, au sujet d’un projet de directive communautaire sur le bien-être des porcs, le représentant de l’élevage intensif porcin avait protesté de son réel souci d’assurer le bien-être d’un animal qu’il connaissait bien, par définition, au point qu’il faisait financer des essais comparatifs destinés à trouver de quelle couleur on pourrait peindre les porcheries pour apaiser le stress des animaux. Cette recherche avait été estimée suffisamment importante du point de vue économique, pour qu’elle ait reçu l’appui financier de quelques collectivités territoriales. Après lui avoir fait confirmer que ces essais étaient vraiment très coûteux, je lui ai vivement recommandé d’y mettre fin sans plus tarder, puisque les porcs ne distinguent pas les couleurs. Il l’ignorait, comme ceux qui avaient soutenu et financé cette sottise. La fascination d’un gain supplémentaire jointe à l’ignorance des uns et des autres avaient conduit à une décision insensée.
Au final, si une formation personnelle incomplète rend plus vulnérable aux interventions de groupes d’intérêt qui usent nécessairement d’informations choisies, en revanche une formation personnelle, une culture étendue peuvent permettre de mieux résister à des pressions et de parvenir à une décision saine et juste.
C’est pourquoi la création de votre association Tribune pour l’animal revêt à nos yeux une importance et un intérêt tout particuliers. Elle est, très probablement, appelée à servir de modèle que suivront d’autres Instituts ou Grandes Écoles. Elle pourrait même être une première étape vers l’entrée officielle dans les programmes d’une formation à la connaissance de la nature et de l’animal, dans leurs aspects scientifiques, éthiques et juridiques. Vous, les membres de l’association Tribune pour l’animal, vous êtes peut-être les précurseurs d’une réforme qu’il vous revient de mettre en œuvre.
Sachez que les vertus principales dont vous aurez besoin sont la patience et l’obstination.
J’en veux pour preuve les suites d’un congrès international de protection animale organisé à Bruxelles, qui s’est conclu par les demandes urgentes suivantes :
protection des oiseaux marins contre la pollution par les produits pétroliers,
prohibition du trafic des oiseaux exotiques,
protection des espèces abusivement appelées nuisibles,
suppression des chasses particulièrement cruelles que sont le piégeage et la chasse à courre,
conservation des phoques,
conservation des baleines,
lutte contre le commerce des fourrures,
extension aux animaux en général des lois protectrices encore réservées aux animaux domestiques.
Vaste programme, dont la réalisation règlerait bien des problèmes de préservation des espèces.
Le problème, c’est justement sa réalisation, car ce congrès s’est tenu du 7 au 11 août 1935 ! En soixante-douze ans, rien n’a été obtenu, ou presque rien. Le programme reste le même.
C’est à vous de prendre aujourd’hui le relai. Et c’est en toute connaissance de cause que nous plaçons beaucoup d’espoir dans les étudiants en sciences politiques que vous êtes, puisque beaucoup d’entre vous auront, dans quelques années, le pouvoir de la décision politique.