Le respect de l’animal dans ses racines historiques: de l’animal-objet à l’animal sensible

Par Georges Chapouthier, biologiste et philosophe, directeur de recherche au CNRS, UMR 7593 et 8590, administrateur de la Fondation LFDA. Conférence donnée à l’OIE, lors de la séance solennelle de l’Académie vétérinaire de France, le jeudi du 4 décembre 2008 et publiée dans le N° 1 du tome 162, année 2009, du Bulletin de l’Académie Vétérinaire de France.

INTRODUCTION
I LES TRACES DE L’HISTOIRE
II LES CONFLITS DU PRESENT
CONCLUSION

RESUME

L’éthique de l’homme à l’égard de l’animal, telle qu’elle est comprise de nos jours en Occident, résulte d’une longue histoire qui prend ses deux grandes racines dans la pensée grecque et dans la tradition juive. Au Moyen-âge, puis à la Renaissance, se mêlent deux conceptions de l’animal : une conception de l’animal humanisé et une conception de l’animal -objet. C’est cette dernière qui triomphe au XVII° siècle avec les thèses de Descartes et de ses successeurs et nous en sommes encore très marqués de nos jours. Mais diverses influences, comme celles de l’Extrême-Orient, les spectacles des vivisections du XIX° siècle, l’amélioration du niveau de vie, et surtout le développement même de la biologie, ont amené, de nos jours, une autre conception de l’animal, celle de l’ « être sensible », auquel la loi peut accorder des « droits ». Deux grandes conceptions de ces droits de l’animal sont actuellement en présence : une conception anglo-saxonne « radicale » et une conception française plus raisonnée, qui vise notamment à mieux articuler les droits de l’animal avec les droits de l’homme. Mais ces conceptions sont encore loin d’entraîner une adhésion unanime dans nos sociétés et des oppositions de différentes natures persistent. Un certain nombre de propositions sont faites à la fin de cet exposé, pour permettre de mieux cerner les notions de « sensibilité » et de « droits » des animaux, d’une manière qui soit acceptable par la pensée contemporaine. Ces propositions pourraient permettre aux hommes de demain de construire un futur plus harmonieux avec les animaux qui nous entourent.

ABSTRACT

“Respect for Animals:  History and Background – The shift from animal-object to sentient being”
Human ethics applied to animals, as understood in the Western world today, can be dated back a long way and to two key sources:  Greek philosophy and the Jewish tradition.  Two concepts of animals prevailed in the Middle Ages, and later in the Renaissance, one granting anthropomorphic status and the other the same status as an object.  The view that animals were objects was upheld in the 17th century, with theories developed by Descartes and the Cartesian school which still has a strong influence to this day.  But a number of other influences, such as attitudes from the Far East, the spectacle of vivisection in the 19th century, improved standards of living and, most importantly, the development of biology have helped introduce a different concept of animals:  the idea that an animal is a “sentient being” and, as such, is entitled by law to certain “rights.”  Two approaches to animal rights are now advocated:  the “radical” Anglo-Saxon concept and the more reasoned French concept designed to strike a balance between animal rights and human rights, although there is no clear, unanimous support for these attitudes in the different societies.  A number of proposals are included towards the end of this paper for the purpose of reaching an understanding of what is meant by “sentient” and “rights” in the context of animals and in a way acceptable to contemporary public opinion.  These proposals may help citizens of tomorrow build a future where humans can live in greater harmony with the animals in their environment.

INTRODUCTION

Nous sommes tous des enfants de l’Histoire.

Même quand nous croyons vivre pleinement dans les frontières d’un présent prestigieux, l’analyse montre que nos réflexions, nos attitudes, nos actions, largement formées par nos aînés durant notre enfance, sont fortement tributaires du passé de notre civilisation.  Et qu’en retour, la connaissance de ce passé éclaire notre présent. C’est ce que je voudrais montrer à propos de l’éthique à l’égard de l’animal, en soulignant notamment comment, de nos jours, le refus de l’animal-objet et la référence à « l’animal sensible » conduit à une défense de droits particuliers pour les animaux.

I LES TRACES DE L’HISTOIRE

Nous sommes tous des enfants de l’Histoire.

En Occident, la civilisation possède deux grandes racines historiques : la civilisation gréco-latine et la civilisation juive. Voyons comment s’est dessiné le respect de l’animal dans ces deux grands courants de pensée, puis comment il a évolué jusqu’à notre époque (Voir CHAPOUTHIER, 1990).

En Grèce

Chez les Grecs de l’Antiquité, on peut opposer un courant zoophile, dans le sens classique de ce terme et un courant « scientifique », qui ne s’intéresse pas du tout au respect de l’animal.

Au premier courant, il faut rattacher les noms de deux penseurs « archaïques », Pythagore, celui du théorème, et Empédocle, qui, forts de leur croyance dans la métempsycose, c’est-à-dire ici l’aptitude de l’âme humaine à se réincarner dans le corps d’un animal, ont développé des thèses très favorables au respect de l’animalité. Malgré cette croyance dans la métempsycose, qu’on retrouve notamment chez Platon, aucun des grands philosophes de l’époque classique ne prend nettement des positions zoophiles. Aucun, sauf peut-être un philosophe mineur, Théophraste, disciple et successeur d’Aristote, botaniste et probablement végétarien. En revanche, deux grands philosophes tardifs ont beaucoup écrit sur le respect de l’animal, ce sont Plutarque et Porphyre.

Si l’on résume les positions zoophiles de ces philosophes de l’Antiquité, on trouve, dans leur discours, des positions aujourd’hui dépassées et des positions remarquablement modernes. Dépassées, en Occident tout au moins, les croyances dans la métempsycose. Dépassés aussi les arguments rituels selon lesquels : « les sacrifices animaux ne plaisent pas vraiment aux dieux ! ». Remarquablement modernes en revanche les arguments « diététiques » qui suggèrent que l’excès de viande est néfaste pour la santé.  Remarquablement modernes surtout les arguments de type « zoologique », qui insistent sur la grande ressemblance entre l’homme et les animaux, y compris pour l’intelligence et le comportement.

En face de ce courant zoophile, on trouve des penseurs qui s’intéressent à la connaissance de l’animal, mais pas du tout à sa protection. L’exemple-type en est le grand biologiste et philosophe Aristote, qui a tant écrit sur les animaux, mais qui n’a jamais rien mentionné qui puisse aller dans le sens d’une sympathie zoophile à leur égard. A ce courant il faut aussi associer toutes les écoles « médicales » qui, depuis Hippocrate jusqu’à Galien et à l’École d’Alexandrie ont pratiqué la dissection et la vivisection, et ainsi amélioré les connaissances en anatomie.

Comme souvent, la pensée grecque préfigure la pensée de l’Occident moderne : on trouve en effet esquissée, entre ces deux courants, la future opposition entre « amis des animaux » et chercheurs scientifiques, qui est une des caractéristiques de notre époque.

La pensée juive

Plus unitaire, puisqu’il s’agit d’une religion, le judaïsme traditionnel, qui est une des composantes fondatrices de la culture judéo-chrétienne qui est la nôtre, contient de nombreux préceptes favorables au respect de l’animal. La chasse y est interdite. Les règles diététiques, même si elles sont souvent inspirées par des impératifs autres que le respect de l’animal sensu stricto, constituent une limitation de la consommation animale. Lorsqu’il y a abattage d’un animal, celui-ci doit être fait avec un couteau particulièrement bien aiguisé, pour limiter au maximum la douleur de l’animal égorgé. L’animal qui travaille aux champs a droit, comme l’homme, au repos du sabbat. D’une manière très générale, l’être humain est compris comme l’usufruitier de la création ; il ne doit pas en mésuser. Ce respect de l’animal dans la tradition  juive se retrouve dans les positions, souvent ascétiques, des premiers chrétiens

Le Moyen Age

Le Moyen Age est une époque troublée, où sévissent guerres, famines ou épidémies.

La philosophie de l’époque se tourne vers la religion (chrétienne), qui devient l’élément central de la civilisation, avec toutes ses réalisations positives (artistiques notamment, comme les cathédrales), mais aussi avec ses excès (croisades, inquisition, procès d’ « hérétiques », chasse aux sorcières…). Parallèlement, on assiste à un recul de l’activité de recherche scientifique qui était florissante dans l’Antiquité et à un désintérêt relatif pour le statut de l’animal. Relatif, car rien n’empêchait cependant le villageois d’avoir de l’affection pour son chien. Relatif aussi, de manière plus fondamentale, parce qu’à côté de l’animal traité comme une chose, on trouvait aussi une conception « humanisée » de l’animal, perçu comme l’équivalent de l’homme. C’était l’époque des procès d’animaux, où un taureau qui avait tué un être humain pouvait être jugé, défendu par des avocats et finalement pendu. Au temps de Louis XII, l’évêque d’Autun avait aussi voulu excommunier les rats, parce qu’ils transmettaient la peste, et ceux-ci ne furent sauvés de cette injuste punition que par la brillante plaidoirie de leur avocat, Barthélémy Chassanée. Au Moyen-âge, il ne semblait pas y avoir de contradiction entre le fait de traiter l’animal comme une chose et de le considérer aussi comme un homme, dans la mesure où beaucoup d’humains, notamment les prisonniers lors des guerres, étaient eux-mêmes traités comme des choses.

La Renaissance

A la Renaissance, le discours philosophique, jusque-là centré sur Dieu, trouve son nouveau centre dans l’homme.  C’est le début de l’ « humanisme », la reprise de l’expérimentation animale (voir MAURIN-BLANCHET, 2007), mais, à une exception remarquable prêt, le statut éthique de l’animal ne change pas par rapport à ce qu’il était au Moyen-âge. Cette exception remarquable, c’est Montaigne, « philosophe de l’Antiquité », pourrait-on dire, égaré dans la période de la Renaissance, puisqu’il se réclamait clairement de la philosophie des Anciens, dans leurs requêtes zoophiles, et citait volontiers Pythagore : « Je ne prends guère de best en vie à qui je ne redonne les champs. Pythagoras les achetait des pêcheurs et oiseleurs pour en faire autant » (MONTAIGNE, 1937). On redécouvre, de nos jours, les écrits de Montaigne et leur caractère d’avant-garde, mais sur ce plan zoophile, ils n’eurent, à leur époque que peu d’impact.

L’époque classique, Descartes et ses contradicteurs

Au XVII° siècle survient, pour la question qui nous préoccupe, un évènement considérable avec la philosophie de René Descartes. Pour Descartes, le corps, celui des animaux comme celui des hommes, est une machine. En ce sens, Descartes fonde la biologie moderne qui considère le corps comme un système matériel analysable. Toute la biologie moderne qui va naître après Descartes et être théorisée par Claude Bernard est cartésienne selon ce principe d’interprétation matérialiste du fonctionnement corporel. Sur le plan épistémologique, la thèse de Descartes est donc un triomphe. Mais les idées de Descartes ne s’arrêtent pas là : selon lui, l’être humain, outre son corps, possède aussi une âme et cela le distingue des animaux qui n’en ont pas. C’est ce qu’on appelle le dualisme cartésien de l’âme et du corps. Si l’animal n’a pas d’âme, c’est donc qu’il est une pure machine, une idée que l’élève de Descartes, Nicolas de Malebranche, poussera à l’extrême en battant des chiens et en constatant : « Regardez, ce n’est pas différent d’une horloge qui sonne l’heure ! » A côté du triomphe épistémologique, ces thèses conduisent donc aussi à un désastre moral sur le plan du respect de l’animal. Je suis de ceux qui pensent que Descartes, mort trop jeune, n’a pas eu le temps de complètement exposer son système. Je suis de ceux qui pensent que, s’il avait vécu, il aurait sans doute nuancé son propos, en qualifiant les animaux de machines certes, mais de machines douées d’une certaine sensibilité, ce qui rejoint les données de la science moderne. 
C’est en fait Malebranche le grand coupable de la dérive postcartésienne vers l’animal-objet.  Plutôt que « cartésienne », cette dérive devrait donc être qualifiée de « male branchée » !

L’essentiel de la philosophie occidentale des XVIII° et XIX° siècles, largement dominée par une certaine idéologie chrétienne, va adopter le modèle de l’animal-machine, aisément traduit en animal-objet. Mais il faut savoir qu’il n’a jamais entraîné une unanimité. Déjà à l’époque de Descartes, Madame de Sévigné (Madame de SEVIGNE, citée par DEBU-BRIDEL, 1980) affirmait : « Des machines qui aiment, des machines qui ont une élection pour quelqu’un, des machines qui sont jalouses, des machines qui craignent. Allez, allez-vous vous moquez de nous : jamais Descartes n’a prétendu nous le faire croire. » On peut penser que le grand public, constitué de ceux qui aimaient leur chien ou leur chat, et dont Madame de Sévigné est ici le porte-parole, « ne marchait pas », ne suivait pas les propos des philosophes postcartésiens. L’homme de la rue ne suivait pas nécessairement les schémas de la philosophie dominante qui faisaient de l’animal un objet. En outre, en parallèle à la philosophie en place (chrétienne à l’époque), postcartésienne et majoritaire dans la société, existait un petit nombre d’opposants, issus généralement des milieux laïques ou républicains comme Rousseau, Victor Hugo, Michelet, Larousse… qui ont pris des positions favorables aux animaux. Le même mouvement, majoritairement postcartésien, mais avec des oppositions variées, se poursuit dans la première moitié du XX° siècle.

Il faut, à ce propos, faire aussi une remarque essentielle. L’attitude postcartésienne, qui justifie le triomphe de l’homme sur l’animal (objet), se prolonge aisément dans une attitude totalitaire plus générale, qui voit le triomphe de l’homme (occidental et mâle) sur la nature (qu’il peut polluer avec ses industries), sur le reste du monde (qu’il peut coloniser), sur la femme (qu’il peut dominer socialement). Rappelons, par exemple, que le pays des droits de l’homme n’a donné le vote aux femmes qu’en… 1945. En un sens cette philosophie postcartésienne, aisément totalitaire, est aussi liée à la domination technologique et politique de l’Occident, dans sa civilisation des XIX° et XX° siècles.

Un détour par l’Extrême-Orient

Nous allons revenir à la philosophie occidentale, que nous abandonnons donc provisoirement, au milieu du XX° siècle, dans sa mouvance largement postcartésienne. Mais, auparavant, faisons un petit détour vers les philosophies religieuses de l’Orient et de l’Extrême-Orient, dont a souvent souligné le caractère complémentaire avec les philosophies occidentales. Dans l’Islam, on retrouve des positions assez similaires à celles du judaïsme : l’homme est usufruitier de la nature et ne doit pas en mésuser. Mais les deux grandes religions du l’Extrême-Orient, hindouisme et bouddhisme, avec toutes leurs variantes, donnent un statut très favorable aux animaux. Ces deux religions croient dans la métempsycose, c’est-à-dire qu’elles pensent que l’animal peut être un réceptacle, une réincarnation de l’âme humaine, ce qui, bien évidemment donne à l’animal, un statut moral particulièrement important. Pour le bouddhisme en outre, religion  de la compassion, le monde est source de souffrance et le sage cherchera à répandre autour de lui, la compassion pour tout ce qui souffre, hommes aussi bien qu’animaux.

Certes tout n’est pas parfait en Extrême-Orient et les positions que nous venons définir, qui sont celles des religieux, ne sont pas toujours suivies par la population.

Une citation humoristique en donnera une image : « Lorsque le jardinier de Fort-Rouge, à New Delhi, plante nerveusement un bâton dans les testicules du bœuf qui tracte sa tondeuse à gazon, pour le faire accélérer dans les virages, personne en s’émeut bien que le pauvre bovin puisse être la réincarnation d’un quelconque grand-père digne de plus de ménagements » ! (HUE, 1978)

On trouve d’ailleurs, dans les traditions de l’Extrême-Orient, l’image en miroir de ce que nous avions rencontré pour la situation en Occident aux XIX° et XX° siècles : des idées dominantes, à l’opposé de l’Occident, très favorables à l’animal, mais qui ne sont pas toujours, on vient de le voir, suivies par l’homme de la rue et, d’autre part, le souci d’une ascèse personnelle, qui fait qu’on se désintéresse du triomphe de l’homme sur le monde. Une ascèse qui explique le retard de l’Extrême-Orient dans les domaines scientifiques et technologiques, alors même que la plupart des découvertes fondamentales y avait été faites des siècles avant l’Occident !

II LES CONFLITS DU PRESENT

Nous sommes tous des enfants de l’Histoire. Ce survol de l’Histoire nous permet de mieux apprécier les conflits qui agitent de nos jours les conceptions de l’animalité dans nos civilisations occidentales.

Présence des philosophies postcartésiennes

Les philosophies postcartésiennes restent certes omniprésentes parmi nous. Elles ont consacré le triomphe, au XIX° et au XX° siècles, de l’homme, supérieur à l’animal, maître absolu de la nature sur laquelle il avait tous les droits, y compris celui de la détruire. Poussées à l’extrême, ces philosophies ont aussi prôné le triomphe de l’homme mâle occidental et blanc, maître de la femme, seigneur de ses « colonies » et prince des autres « races » supposées inférieures ! En ce qui concerne les animaux ce courant dominateur reste très présent aujourd’hui. Combien de fois entend-on dire : « Après tout ce n’est qu’une bête ! », comprenez : « C’est l’équivalent d’un objet ». Un de mes collègues chercheurs m’affirmait, il y a encore quelques années, qu’il fallait traiter les animaux d’expérience « comme de petits morceaux de bois ». Malgré quelques améliorations récentes, nos textes de loi napoléoniens continuent à considérer l’animal comme un objet similaire à la table ou la chaise. Et le caractère mercantile de la société de consommation s’inscrit parfaitement dans cette optique. Quand, en face des montagnes de cadavres de la fièvre aphteuse, on entend dire : « Cela coûte moins cher de les tuer que de les vacciner ! », n’est-ce pas là une magnifique illustration de la persistance de « l’animal-objet » parmi nous ? Nous restons tous très marqués par les philosophies postcartésiennes de l’animal-objet. Enfants de l’Histoire, nous sommes aussi enfants de ces philosophies postcartésiennes qui baignent l’Occident depuis trois siècles.

Un mouvement en sens inverse

Mais, en même temps, nous sommes très marqués aussi par un mouvement qui va clairement en sens inverse et qu’on peut, sur ce plan précis, appeler « anticartésien ». L’Occidental n’est plus le roi du monde, le blanc ne domine plus les autres ethnies, l’homme n’est plus le maître de la femme.

De même, dans la relation avec la nature, les excès commis à l’égard de l’environnement et leurs conséquences écologiques catastrophiques amènent à des mouvements « écologiques »  variés qui réclament davantage de respect de l’environnement. De même enfin, le respect de l’animal a connu un spectaculaire retour, pour des raisons variées et non exclusives d’autres possibles, que je voudrais résumer ci-dessous. Et divers courants de la philosophie chrétienne moderne évoluent dans le même sens et retrouvent par-là des traditions chrétiennes non-cartésiennes, plus respectueuses de l’animal (Voir BASTAIRE, 1996).

Quelles sont donc les principales de ces raisons de ce retour moderne du respect de l’animal ?

Tout d’abord les vivisections pratiquées, au XIX° siècle, en  public et sans anesthésie, de chiens, animaux très proches de l’homme, par Claude Bernard et ses successeurs, ont beaucoup choqué le grand public. Elles ont provoqué le développement des premières associations contre l’expérimentation animale (et accessoirement la colère de la femme et des filles de Claude Bernard, qui, à sa mort, ont affecté une partie de l’héritage du biologiste et  pape de la vivisection, à un cimetière pour chiens). L’amélioration du niveau de vie dans les pays occidentaux a amené à se poser moins de problèmes quant à notre propre survie et, par suite, davantage des questions morales au sujet des animaux qui nous entourent. Des penseurs et des philosophes ont soulevé, sous différents angles, la question de respect de l’animal : Jeremy Bentham en Angleterre, Arthur Schopenhauer en Allemagne. Pour des raisons que nous verrons dans un instant, Schopenhauer plaide pour davantage de pitié à l’égard des animaux. Bentham, quant à lui, est un philosophe du droit, issu de la tradition utilitariste anglo-saxonne, et qui ne comprend pas que les bénéficiaires de la bienveillance des hommes soient seulement des hommes et jamais des animaux. Au nom de quoi peut-on justifier une telle différence, se demande-t-il ? Selon lui, « la question n’est pas : peuvent-ils raisonner, peuvent-ils parler ? Mais : peuvent-ils souffrir ? » (BENTHAM, 1970).  Puisque les animaux souffrent, qu’ils sont des êtres sensibles, le moraliste doit, selon Bentham, impérativement, tenir compte de cette souffrance. Comme on le verra, c’est cette question de la sensibilité des animaux qui intervient fondamentalement de nos jours dans la requête pour que des droits leur soient attribués.

Mais c’est surtout le développement même de la biologie qui a amené à prendre davantage en considération les animaux (NOUET et CHAPOUTHIER, 2006). D’abord parce que les découvertes de la biologie bernardienne montraient l’étonnante ressemblance entre l’homme et les animaux sur les plans génétiques (on sait aujourd’hui que nous partageons 98% de nos gènes avec les chimpanzés), biochimiques, physiologiques, et même affectifs ou comportementaux (on trouve, chez certains animaux, les ébauches, et le terme « ébauches » est ici essentiel,  de la « culture » humaine : outils, règles morales, langage, choix esthétiques…). Surtout parce que la théorie de l’évolution a clairement montré que les animaux étaient les ancêtres et les cousins des hommes. Vus avec les yeux de la biologie d’aujourd’hui, l’animal cesse complètement d’être un objet ou une machine pour devenir un être pourvu d’une sensibilité souvent proche de la nôtre.
A ces raisons, on peut aussi ajouter une influence des pensées de l’Extrême-Orient.

L’influence de l’Orient

Très souvent au cours de l’Histoire, on a pu noter que des positions favorables au respect de l’animal venaient de l’Orient. Pythagore lui-même avait sans doute subi les influences des thèses égyptiennes. 
Le judaïsme traditionnel, qui est une des composantes de la civilisation occidentale, est né au Moyen-Orient. De telles influences se manifestent de nos jours de diverses manières. L’un des philosophes modernes qui a le plus défendu les animaux, Arthur Schopenhauer, formule une conception de la vie assez proche de celle du bouddhisme : la vie est source de souffrance et le sage, renonçant à son « vouloir-vivre », cherchera à répandre autour de lui la pitié, aussi bien aux hommes qui souffrent qu’aux animaux. Plus récemment, le pasteur protestant Albert Schweitzer s’est beaucoup intéressé à l’hindouisme, à propos duquel il a écrit un livre célèbre. Certes, pasteur protestant, Schweitzer maintient la supériorité spirituelle du christianisme, mais son amour pour les animaux n’est sans doute pas sans rapport avec cet intérêt « oriental ». Et le succès, de nos jours en Occident, de diverses variantes du bouddhisme, n’est pas non plus étranger à l’évolution de nos sociétés vers davantage de respect des animaux. Aux arguments strictement  rationnels (scientifiques), comme la théorie de l’évolution, qui conduisent à davantage de respect moral des animaux, il faut donc aussi ajouter, dans certains secteurs de nos sociétés, des arguments religieux venus d’Asie. Mais c’est sur les arguments scientifiques et rationnels issus de la biologie, et particulièrement sur la sensibilité des animaux, que s’appuient principalement aujourd’hui les discours occidentaux en faveur de davantage de respect de l’animal.

L’animal sensible et les droits de l’animal

Tous ces facteurs, assez différents, aboutissent tous à un mouvement qui va clairement dans une direction opposée au courant postcartésien de l’animal-objet, un mouvement moderne qui réclame davantage de respect pour les animaux. Comme notre société est une société « juridique », un état de droit,  où les impératifs s’expriment en termes de « droits », c’est donc bien par des « droits de l’animal » que ces requêtes ont été formalisées. Dans une société largement fondée, comme la nôtre, sur la notion de droits, il est sans doute heureux que des droits viennent protéger les différentes facettes de l’animalité des abus qui pourraient lui être infligés par une espèce, la nôtre, qui, au cours de son histoire, n’a pas toujours brillé par son attitude morale. La requête de droits pour les animaux repose très largement sur le fait que ce sont des êtres doués de sensibilité, des « êtres sensibles » un point sur lequel nous allons être amenés à revenir un peu plus loin.

Il y a cependant, dans la philosophie d’aujourd’hui, deux manières de comprendre la notion de « droits de l’animal » (Voir CHAPOUTHIER, 1990). Selon une conception assez largement répandue dans les pays anglo-saxons à la suite des thèses de Bentham, la « libération animale » (selon l’expression de Peter SINGER, 1977) passe par la reconnaissance que les animaux comme l’homme ne différent aucunement dans leur aptitude à la douleur et donc qu’en ce qui concerne cette question ils doivent être traités sur un pied d’égalité avec les hommes : tout refus de cette égalité serait une faute morale appelée « spécisme » et comparable au racisme à l’intérieur de l’espèce humaine. Ce courant a, par exemple, amené certains de ses partisans à réclamer pour les grands singes le bénéfice des droits de l’homme. Malgré ses bonnes intentions évidentes, une telle position pourrait conduire à un recul des droits de l’homme. Comme le formule Maurin-Blanchet (MAURIN-BLANCHET, 2007) : « le souci de la protection des animaux peut parfois entrainer des excès ».

Selon la conception défendue en France par ceux qui s’inspirent de la Déclaration universelle des Droits de l’Animal (CHAPOUTHIER and NOUET, 1998), et dont je me réclame, la demande de droits visant à protéger les animaux se positionne clairement par rapport aux droits de l’homme, en n’assimilant pas droits de l’animal et droits de l’homme. 
Elle ne prive pas pour autant l’espèce humaine de défendre d’abord ses droits propres, comme le ferait toute espèce, si ceux-ci sont menacés. Par « ses droits propres » il faut entendre ses droits fondamentaux (à la vie, à la santé, à l’éducation…) et pas, bien entendu, des droits à l’« amusement » comme le « droit » de chasse ou celui d’assister à une corrida, deux cas où la vie, la santé ou l’éducation de l’espèce humaine dans nos pays n’est nullement menacée. À l’exception des cas où les droits fondamentaux de l’espèce humaine sont menacés, la Déclaration universelle des droits de l’animal demande que les animaux, « êtres sensibles », avec les remarques qu’on verra plus loin,  soient traités avec respect et puissent vivre selon les besoins de leur espèce. Donc, puisque, dans une relation entre deux entités, les droits d’une entité imposent des devoirs à l’autre, la requête est finalement que l’espèce humaine s’impose, par la loi, de nombreux devoirs, contraignants même pour ceux des hommes qui n’aiment pas les animaux.

Un concept difficile à avaler ?

Ce qui pourrait apparaître comme un souhait moral de bon sens, et à l’honneur de notre espèce, semble mal « passer » chez beaucoup de nos contemporains.

Passons rapidement sur un premier courant, qui vise à nier tout bonnement l’animalité de l’homme, pourtant bien étayée par la science. Il regroupe un certain nombre de fondamentalistes religieux et d’obscurantistes, qui vont des fondamentalistes protestants américains aux extrémistes musulmans, en passant par les témoins de Jéhovah. Pour ces gens, seul l’homme, image de Dieu, peut bénéficier de droits et l’homme n’a, de toutes manières, rien à voir avec les animaux. Au contraire, on sait aujourd’hui que l’homme est un animal, mais que cette animalité n’enlève rien au fait qu’il possède un cerveau surpuissant, d’une puissance de traitement de l’information sans commune mesure avec celle même de ses plus proches parents, et que cela lui donne un mode d’être culturel différents des cultures animales qui sont les ébauches de la sienne.
Pour un second courant, plus sérieux, seuls devraient posséder de droits, les êtres conscients et responsables, capables de les réclamer et, en contrepartie, d’avoir des devoirs. Certes les animaux ne peuvent réclamer des droits et n’ont pas de devoir moral. Mais ils ne sont pas les seuls dans ce cas. Chez les humains, certains « hommes diminués » : les comateux, les débiles profonds, les embryons et même les jeunes enfants, sont pourvus de certains droits sans pouvoir, pour autant, les réclamer, et sans qu’on puisse leur réclamer des devoirs en échange. Pour ces « hommes diminués », il faut qu’un médiateur humain intervienne pour faire valoir leurs droits. La même situation pourrait intervenir pour les animaux en particulier et pour l’animalité en général.

Un troisième courant, voisin mais différent du précédent, maintient qu’il ne peut y avoir de droits de l’animal parce que les droits sont une création de l’espèce humaine (ce qui est incontestable) et que, par suite, ils ne peuvent ou ne doivent s’appliquer, de ce fait, qu’aux humains (ce qui est  faux). Faux, parce que, d’ores et déjà, l’espèce humaine ne se prive pas d’attribuer des droits en dehors d’elle-même. Par exemple à des entités abstraites qu’on appelle les « personnes morales ». Un exemple humoristique permettra de le montrer. Le port du Pirée, près d’Athènes, est une de ces personnes morales, pourvues de droits, et personne, sans doute, ne viendra défendre l’idée que le Pirée est un homme ! Comme les « humains diminués », comme pourraient l’être les animaux, les personnes morales sont représentées et défendues par des médiateurs humains.

Pour insister sur cette généralisation des droits ailleurs que pour le bénéfice des seuls humains, on peut faire valoir que, chaque fois que la loi donne une contrainte, ou une obligation, à des êtres humains de faire ou de ne pas faire quelque chose à l’égard d’une entité, cela donne, de ce fait, des droits à cette entité, droits garantis pas la loi. Si l’état a l’obligation de faire voter ses citoyens, cela donne à ses citoyens le droit de vote. Si j’ai obligation (la contrainte) de nourrir un parent âgé, cela donne à ce parent le droit d’être nourri par moi. De la même manière, si un industriel a l’obligation de ne pas polluer une rivière, cela constitue un droit de l’environnement, en l’occurrence de la rivière, à ne pas être pollué(e). Si un homme a l’obligation de ne pas crever les yeux de son chien, cela donne à son chien le droit de vivre sans avoir les yeux crevés.  Et ainsi de suite. Le droit, inscrit dans la loi, n’est que l’envers des contraintes que la loi impose. En ce sens, les droits de l’animal sont déjà parmi nous et la Déclaration universelle des droits de l’animal ne fait qu’en prôner, de manière philosophique, l’usage plus systématique. 

Droits de l’animal et droits de l’homme

Mais une des craintes essentielles qui sous-tend les courants opposés aux droits de l’animal, c’est que ceux-ci pourraient compromettre les droits de l’homme. D’abord beaucoup d’auteurs confondent, volontairement ou non, les droits de l’animal selon la seconde conception, fondée sur la Déclaration universelle des droits de l’animal, et qui laisse sa place aux droits de l’homme, avec la forme plus extrême de la première conception, dérivée de l’utilitarisme anglo-saxon, beaucoup plus « égalitariste » entre les hommes et les animaux. Un farouche adversaire des droits de l’animal écrivait à leur propos qu’ils étaient : « des idées pernicieuses qui ne passeront pas ! » (LACAZE, 2003), suggérant que la notion de droit de l’animal tendait «  à gommer la différence qui existe entre l’homme et l’animal ». Je pense que les idées vraiment pernicieuses dans ce domaine sont celles qui vont à l’encontre de la morale et … du bon sens. Jamais la Déclaration universelle des droits de l’animal n’a visé à gommer la différence qui existe entre l’homme et l’animal, mais simplement à donner à l’animal une meilleure protection vis-à-vis de certains hommes,  et, par suite, à notre espèce dans son ensemble, une meilleure attitude morale à l’égard des animaux. Plus précisément, la Déclaration universelle des droits de l’animal ne fait, au fond, que réclamer deux droits fondamentaux : le droit pour toutes les espèces animales de ne pas disparaître par la faute de l’homme, le droit pour tous les animaux disposant d’une sensibilité de ne pas souffrir inutilement par la faute de l’homme. Rien dont notre espèce ne puisse être fier et qui, dans tous les cas, ne met pas en cause les droits de l’homme.

Dans la plupart des cas, comme la morale est unitaire, il y a convergence entre le bénéfice de l’homme et l’intérêt de l’animal, entre droits de l’homme et droits de l’animal. Ainsi ce sont les mêmes circuits qui promeuvent la pornographie enfantine et la pornographie zoophile (au sens, cette fois-ci, pathologique du terme). Ainsi les inspecteurs de la SPA, appelés à constater des sévices sur des animaux, trouvent parfois, dans les mêmes familles, des enfants maltraités. Ainsi, en Europe, la zone où se pratiquent les courses de taureaux coïncide largement avec celle où se pratiquaient jadis les combats de gladiateurs. Ainsi, à la veille des vacances, pour diminuer leurs contraintes beaucoup de propriétaires abandonnent leurs animaux de compagnie, mais on assiste aussi à des abandons des parents âgés dans les hôpitaux. On pourrait multiplier les exemples de ce type.

Il reste cependant à se demander, si dans certains cas, droits de l’animal et droits de l’homme ne peuvent pas s’opposer. C’est le cas, bien évidemment, en cas de conflit direct : un homme est attaqué par un prédateur, un homme est victime d’un parasite… 
Dans ces cas, conformément à ce que qui a été dit plus haut, à savoir que toute espèce défend d’abord ses droits propres lorsqu’il s’agit de survie ou de santé, on donnera le primat aux droits de l’homme sur les droits de l’animal. Il est un cas très important de conflit plus différé, c’est celui de la recherche scientifique. Ici il y a conflit entre les droits de l’animal à vivre selon les besoins de son espèce et les droits de l’homme à la santé. Ici encore, pour les mêmes raisons, on sera amené à donner le primat aux droits de l’homme.

Qu’est-ce qu’un « animal sensible » ?

Revenons finalement sur la question de la sensibilité des animaux, puisque c’est sur elle que s’appuient principalement les arguments en faveur de droits pour les animaux. Mais de quelle sensibilité s’agit-il ? Elle paraît évidente pour le chien ou le chimpanzé, mais quelle est la sensibilité des poissons, des pieuvres, des abeilles ? Peut-on dire que les éponges, qui sont des animaux, sont des « êtres sensibles » ? Ici encore les connaissances biologiques nous donnent quelques guides (CHAPOUTHIER, 2008).

Nous limiterons la discussion à ceux que l’on considère aujourd’hui comme des animaux, c’est-à-dire les « métazoaires ». Comme la plupart des fonctions biologiques, leur sensibilité est acquise par paliers, au fur et à mesure de l’évolution des espèces. Ainsi on peut distinguer trois grands paliers successifs, en partant d’animaux qui ne disposent virtuellement d’aucune « sensibilité » comme les éponges ou les vers solitaires : le nociception, la douleur et la souffrance. Schématiquement, le nociception comprend des systèmes d’alerte qui informent les animaux que des éléments de l’environnement constituent une menace pour l’intégrité de leur corps. En retour, le système nerveux peut déclencher des réponses appropriées (fuite, modification de la posture…) pour compenser ou éviter ces menaces. Chez les vertébrés, le nociception est géré par une partie du système nerveux, nommée par le neurophysiologiste Bowsher (BOWSHER, 1980) le « cœur réticulaire », et qui comprend la moelle épinière et le tronc cérébral pour se terminer dans les noyaux les plus anciens du thalamus. Le nociception peut ensuite être transféré dans d’autres régions du système nerveux, responsables de la pensée consciente, comme le cortex cérébral. En dehors des vertébrés, le nociception existe chez tous les animaux dotés d’un système nerveux, mais ses mécanismes chez les invertébrés restent mal connus. Selon l’IASP (International Association for the Study of Pain), la douleur est “une expérience sensorielle et émotionnelle désagréable, associée à un dommage tissulaire réel ou potentiel, ou décrite en termes d’un tel dommage” (Voir la revue Pain, 1979). La douleur est donc liée, et c’est là un point essentiel, à des manifestations émotionnelles, c’est-à-dire au « vécu » d’une émotion désagréable. Chez les vertébrés, cette fonction est gérée par le « système limbique ». La douleur existe aussi chez d’autres animaux s’ils sont capables d’un vécu émotionnel, par exemple chez des animaux très émotifs comme les pieuvres (CHAPOUTHIER et NOUET, 2002), qui possèdent sans doute des régions de leur cerveau comparables au système limbique des vertébrés. La question reste en revanche mal connue pour les autres invertébrés. Quant à la souffrance, elle suppose une forme de cognition, c’est-à-dire de conscience des phénomènes nociceptifs ou douloureux. On sait aujourd’hui que, contrairement aux affirmations de Descartes et de  Malebranche, beaucoup d’animaux ont une forme de conscience de leur environnement, des endroits ou des personnes qui leur sont favorables ou défavorables, une forme de conscience appelée, par les philosophes, la « conscience d’accès » (PROUST, 2003). Tous les vertébrés, et sans doute aussi certains invertébrés, ont une conscience d’accès. Chez les vertébrés, conscience et souffrance sont gérées par les divers étages du cortex cérébral. Ici encore on est très mal renseigné sur la situation des invertébrés, même des pieuvres, dont les performances intellectuelles sont supérieures à celles de certains vertébrés (MATHER, 1995). 
Au-delà de la conscience d’accès se trouve la « conscience phénoménale » (PROUST, 2003), c’est-à-dire la « conscience d’être conscient » et qui, outre chez les êtres humains, peut sans doute se rencontrer chez certains animaux particulièrement intelligents et capables, par exemple, de se reconnaître dans un miroir.

Dire que l’homme doit accorder aux animaux « sensibles » des droits conformes aux besoins de leur espèce, revient ici à se poser la question de différents degrés de leur sensibilité. Parmi les animaux dotés d’un système nerveux, deux grands groupes semblent se dessiner : celui des vertébrés, et de certains invertébrés évolués comme les pieuvres, pourvus de mécanismes de douleur et, probablement pour les pieuvres, de souffrance, et celui du reste des animaux, où dominent les mécanismes nociceptifs de base. Il appartiendra, bien sûr, à la science à venir, de préciser les limites éventuelles de ces deux groupes, voire de cerner les modalités plus précises dans la conscience de la souffrance et, par suite, le contenu précis des droits qui pourraient être accordés aux différents groupes ou à l’intérieur même des groupes, afin que chaque animal puisse finalement trouver son « bien-être » (une notion plus forte que la simple « bientraitance » par l’homme).. Ainsi l’analyse des capacités intellectuelles m’avait, par exemple, permis de découper (CHAPOUTHIER, 1984), pour des raisons pratiques, à l’intérieur même du groupe des vertébrés et des invertébrés évolués, les animaux à sang chaud (auxquels il faudrait peut-être adjoindre les pieuvres) et les autres vertébrés (à sang froid). Ceci n’équivaut nullement à nier les droits des organismes moins « évolués », mais à reconnaître que les besoins d’une espèce, et donc potentiellement ses droits, au sens que nous avons donné à ce concept, dépendent aussi des besoins intellectuels de cette espèce.

CONCLUSION

Quelques conclusions simples devraient permettre de situer la question des droits de l’animal de nos jours, en précisant bien la place de l’animal et la place de l’homme :

  1. L’animalité de l’homme ne supprime pas ses caractéristiques culturelles particulières : l’homme est, à la fois, animal et non-animal.
  2. Le droit et les lois sont créés par l’homme.
  3. L’homme peut parfaitement, comme il l’a déjà fait, les attribuer à d’autres entités que les hommes eux-mêmes.
  4. Les droits attribués à une entité ne sont pas toujours liés à des devoirs de la part de cette entité.
  5. Dans cet esprit, rien ne s’oppose à ce que, dans un souci moral, l’homme donne des droits particuliers aux animaux, en fonction notamment de leur accès à diverses formes de sensibilité.
  6. En cas de conflit entre droits « fondamentaux » entre l’homme et l’animal, la spécificité de l’homme et ses droits propres sera clairement affirmée.

Les leçons de l’Histoire ne sont vraiment utiles que si elles permettent aux hommes de moduler leur présent pour construire un avenir. J’espère que ces quelques considérations sur le respect de l’animal à travers les grandes traditions philosophiques et religieuses, et son aboutissement moderne dans la question des droits de l’animal et de la sensibilité,  pourront avoir cette vertu. Qu’ils nous permettront, à nous humains du XXI° siècle, de construire un futur plus harmonieux, avec les animaux qui nous entourent et, plus généralement, avec la nature dont nous sommes issus.

BIBLIOGRAPHIE

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