Le mensuel La voix des Bêtes de septembre – octobre 2008 publie sous ce titre un article de Georges Chapouthier, Vice-Président de la Fondation LFDA et directeur de recherche au CNRS.
» On parle de plus en plus des droits de l’animal. Dans une société largement fondée, comme la nôtre, sur la notion de droits, il est sans doute heureux que des droits viennent protéger les différentes facettes de l’animalité des abus qui pourraient lui être infligés par une espèce, la nôtre, qui, au cours de son histoire, n’a pas toujours brillé par son attitude morale et pourrait certainement mieux faire. Mais la notion même de « droits de l’animal » semble difficile à admettre par beaucoup de nos contemporains. Je voudrais en donner, dans les pages qui suivent, quelques exemples caractéristiques qui permettront, dans le même temps, en rectifiant certaines affirmations erronées, de présenter le droits de l’animal pour ce qu’ils sont et de les replacer par rapport aux droits de l’homme.
Situons d’abord notre propos. Il y a deux manières de comprendre la notion de « droits de l’animal » (1). Selon une conception assez largement répandue dans les pays anglo-saxons à la suite des thèses du philosophe Jeremy Bentham, la « libération animale » (selon l’expression de Peter Singer) passe par la reconnaissance que les animaux comme l’homme ne différent pas dans leur aptitude à la douleur et donc qu’en ce qui concerne cette question ils doivent être traités sur un pied d’égalité avec les hommes : tout refus de cette égalité serait une faute morale appelée « spécisme » et comparable au racisme à l’intérieur de l’espèce humaine.
On parle de plus en plus des droits de l’animal. Dans une société largement fondée, comme la nôtre, sur la notion de droits, il est sans doute heureux que des droits viennent protéger les différentes facettes de l’animalité des abus qui pourraient lui être infligés par une espèce, la nôtre, qui, au cours de son histoire, n’a pas toujours brillé par son attitude morale et pourrait certainement mieux faire.
Selon la conception défendue en France par ceux qui s’inspirent de la Déclaration universelle des droits de l’animal, et dont je me réclame, la demande de droits visant à protéger les animaux se positionne clairement par rapport aux droits de l’homme. Elle ne prive pas pour autant l’espèce humaine de défendre d’abord ses droits propres, comme le ferait toute espèce, si ceux-ci sont menacés. Par « ses droits propres » il faut entendre ses droits fondamentaux (à la vie, à la santé, à l’éducation…) et pas, bien entendu, des droits à l’ »amusement » comme le « droit » de chasse ou celui d’assister à une corrida, deux cas où la vie, la santé ou l’éducation de l’espèce humaine dans nos pays n’est nullement menacée. A l’exception des cas où les droits fondamentaux de l’espèce humaine sont menacés, la Déclaration universelle des droits de l’animal demande que les animaux soient traités avec respect et puissent vivre selon les besoins de leur espèce. Donc, puisque, dans une relation entre deux entités, les droits d’une entité imposent des devoirs à l’autre, la requête est finalement que l’espèce humaine s’impose par la loi de nombreux devoirs, contraignants même pour ceux des hommes qui n’aiment pas les animaux. Nous y reviendrons en conclusion.
Ce qui pourrait apparaître comme un souhait moral de bon sens, et à l’honneur de notre espèce, semble mal « passer » chez beaucoup de nos contemporains. Donnons en quelques exemples.
Préserver la corrida : De quoi ? Comment ?
J’emprunte ce titre à l’article que mon collègue Jean-Pierre Digard a publié dans le bulletin de la Fédération des Sociétés Taurines de France (2). On peut, comme moi, trouver ignobles les courses de taureaux et penser que l’espèce humaine ne s’honore pas du tout en se délectant de la mort d’un animal, torturé « avec art ». Mais là n’est pas la question. Dans le cours de son article, Digard, éminent ethnologue et humaniste convaincu, souhaite régler leur compte aux droits de l’animal. Ainsi pour lui, la Déclaration universelle des droits de l’animal est une « obscène parodie de la Déclaration des droits de l’homme ». Digard ajoute que l’idée de bien-être animal est « absurde (sauf pour des motifs sanitaires et de qualité). » Il affirme que les sondages qui suggèrent que davantage de respect de l’animal résulte d’une demande sociale sont « simulés ou truqués »…
Je vois mal en quoi vouloir se soucier notamment d’êtres sensibles à la douleur, en adoptant une déclaration bâtie sur le même principe que celle des droits de l’homme est « obscène ».
L’obscénité morale me semble résider plutôt dans l’administration de la douleur gratuite (comme lors de la course de taureaux), que dans le souhait de la faire disparaître.
De la même manière, je ne vois pas en quoi se soucier du bien-être animal pour des raisons autres que la qualité de la viande, est « absurde ». Dans les laboratoires de recherche, par exemple, toute une série de mesures vise à améliorer les conditions de vie des animaux d’expérience. Pour leur bien-être à eux, et pas pour la qualité des recherches. De même les abattoirs visent à donner aux animaux une mort sans douleur. Pour eux, pas spécialement pour les qualités de la viande. Qualifier d’absurdes de tels efforts, encore très insuffisants, reviendrait à se désintéresser totalement de la douleur des animaux. Il est vrai que, dans son article, nulle part Digard ne mentionne ce fait essentiel : que beaucoup d’animaux sont des êtres sensibles à la douleur, différents des objets inanimés, différent de la chose. L’élève de Descartes, Malebranche, battait des chiens en affirmant que leur cri était en tous points comparables à une horloge qui sonnait l’heure ! Ne pas mentionner la sensibilité animale, n’est ce pas faire implicitement allégeance à ces thèses « mal branchées » ? Quant aux « sondages truqués », Digard devrait se reporter aux sondages cités en (3) et émanant des instances européennes.
Digard va même plus loin : « L’idéologie animalitaire, dit-il, idéalise la nature et diabolise l’homme… Le droit des hommes à élever et à utiliser des animaux, ne serait-ce que pour s’en nourrir, est ainsi nié » Jamais la Déclaration universelle des droits de l’animal n’a affirmé une chose pareille. Il évoque aussi : « L’absurdité de l’idée selon laquelle il faudrait libérer des animaux domestiqués par l’homme depuis des millénaires… » . Jamais la Déclaration universelle des droits de l’animal n’a effectué une telle invraisemblable requête. Il estime qu’on ne peut accorder des droits à des êtres « alors qu’ils ne sauraient avoir des devoirs ». Il ne peut ignorer cependant que de nombreux êtres humains bénéficient (fort heureusement) de droits sans avoir de devoirs : comateux, handicapés profonds, enfants en bas âge, embryons… Comme on l’a vu plus haut, des droits pour ces êtres impliquent en réciproque des devoirs des hommes (valides) à leur égard. Mais, dans leur vécu à eux, les droits qu’ils possèdent (c’est-à-dire qui leur sont attribués par l’humanité) ne supposent pas de devoirs. On ne voit pas bien pourquoi l’humanité, si elle le souhaite, ne pourrait pas attribuer des droits aux animaux. C’est d’ailleurs ce qu’elle fait déjà sans arrêt dans la pratique, dans les innombrables lois et décrets qui visent à protéger les animaux de nombreux sévices et que, curieusement, Digard ne mentionne pas du tout.
Il resterait à se demander pourquoi Digard effectue tant d’affirmations suspectes ou erronées, pourquoi il attribue à la Déclaration universelle des droits de l’animal des prétentions qu’elle n’a pas, pourquoi, au nom d’un humanisme que nous partageons avec lui, il n’éprouve pas la moindre pitié ou sympathie pour les animaux souvent victimes de traitements abominables.
Un problème très répandu
Si j’ai commencé par les propos de Digard, c’est parce que, publiés dans un organe de presse que beaucoup d’amis des animaux considèrent comme parmi les plus excessifs et inadmissibles, à savoir une tribune favorable aux courses de taureaux, ils offraient un caractère d’exemple. Mais Digard n’est pas le seul, loin de là, à avoir des difficultés à assimiler les droits de l’animal.
Prenons l’exemple de deux de nos journalistes les plus éminents. Dans les colonnes du Monde, Jean-Yves Nau (4) s’inquiète de ce qu’il appelle le « bête humanisée », un animal à qui on tend à appliquer des termes qui, selon lui, devraient être réservés aux hommes comme « euthanasie » : « il y a peu, on aurait, plus simplement ‘abattu’ ou ‘piqué’, sans autre forme de procès… », dit-il. Dans cette reconnaissance d’une parenté entre l’homme et l’animal, Nau se demande s’il ne s’agit pas « d’une nouvelle forme de régression collective ». Bigre ! Une régression que de voir dans les animaux les plus évolués des êtres sensibles, comme nous, à la douleur et autre chose que des objets ? Personnellement j’y verrais plutôt un progrès moral ! Dans les colonnes du Nouvel Observateur (5), Michel de Pracontal, qui est l’un de nos meilleurs journalistes scientifiques, écrit : « dans toutes les démocraties modernes les droits s’accompagnent de devoirs ». Comme je l’ai dit plus haut à propos de Digard, il ne peut ignorer que ce n’est pas toujours le cas (rappelons la situation des comateux, handicapés profonds, enfants en bas âge, embryons…). Un peu plus loin, il insiste sur « l’impossibilité à transposer à l’animal le droit et la loi, notions créées par et pour l’homme ». Notions créées par l’homme, sans aucun doute ! Pour l’homme ? Certainement pas, si l’on en juge par les innombrables lois qui protègent déjà les animaux et les espèces vivantes. Ajoutons une boutade qui montrera que les lois ne sont pas créées seulement pour les hommes. Le port du Pirée, en Grèce, est une « personne morale » qui possède des droits. Je doute fort que Michel de Pracontal veuille croire que le Pirée est un homme !
Terminons ce survol par l’article publié dans Libération (6) par Pascal-Henri Keller, professeur de psychologie clinique à l’Université de Poitiers, qui va, dans sa critique des droits de l’animal, jusqu’à critiquer « l’animalité de l’homme », une critique qu’avec le développement des sciences et des thèses évolutionnistes, on croyait limitée aux seuls obscurantistes et intégristes religieux de tous poils : « Pour penser la place de l’homme dans le monde sans détour par le monde animal… il faut… beaucoup d’audace », dit-il fièrement. Il faut surtout beaucoup d’aplomb ! Refuser le « cousinage » entre l’homme et le chimpanzé relève presque de la provocation. Mais cousinage n’est pas identité. Si les frontières entre l’humanité et l’animalité sont très poreuses (7) (y compris sur le plan pathologique, puisque les maladies comme celle de la « vache folle » ne rencontrent pas, hélas, les frontières de Pascal-Henri Keller), l’homme, du fait de son cerveau performant, a un mode d’être culturel qu’il est le seul à posséder.
Dire cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas aussi des modes de fonctionnement culturels chez divers groupes d’animaux (dialectes de chant chez certains oiseaux, transmissions de maniements d’outils dans certaines populations de chimpanzés, etc., voir référence 7), mais que les activités culturelles de l’homme, par leur complexité extrême, lui permettent un mode d’être, scientifique et artistique, sans équivalent sur notre planète.
L’homme est à la fois, animal et non-animal, même s’il a longtemps voulu gommer sa face animale. Fier des performances de son cerveau, il devrait aussi être, comme le dit André Langaney, « animal et fier de l’être ».
Et ne pas refuser une forme de protection par des droits à ses cousins animaux moins doués et moins bien lotis que lui !
Conclusion
Jamais la Déclaration universelle des droits de l’animal n’a visé à gommer la différence qui existe entre l’homme et l’animal, mais simplement à donner à l’animal une meilleure protection vis-à-vis de certains hommes, et, par suite, à notre espèce dans son ensemble, une meilleure attitude morale à l’égard des animaux.
Un farouche adversaire des droits de l ‘animal écrivait à leur propos qu’ils étaient : « des idées pernicieuses qui ne passeront pas ! » (8), suggérant que la notion de droit de l’animal tendait » à gommer la différence qui existe entre l’homme et l’animal ». Je pense que les idées vraiment pernicieuses dans ce domaine sont celles qui vont à l’encontre de la morale et … du bon sens. Jamais la Déclaration universelle des droits de l’animal n’a visé à gommer la différence qui existe entre l’homme et l’animal, mais simplement à donner à l’animal une meilleure protection vis-à-vis de certains hommes, et, par suite, à notre espèce dans son ensemble, une meilleure attitude morale à l’égard des animaux. Plus précisément, la Déclaration universelle des droits de l’animal ne fait, au fond, que réclamer deux droits fondamentaux : le droit pour toutes les espèces animales, vertébrés et invertébrés, de ne pas disparaître par la faute de l’homme, le droit pour tous les animaux vertébrés et pour quelques invertébrés à système nerveux céphalisé, sensibles à la douleur, de ne pas souffrir par la faute de l’homme. Rien dont notre espèce ne puisse être fier et qui, dans tous les cas, ne met pas en cause les droits de l’homme.
En réponse à ce que nous avons tenté dans le présent article, à savoir de montrer les nombreuses incompréhensions ou étonnantes déviations que suscite cependant la notion de « droits de l’animal », tentons de résumer nos thèses sous forme de quelques propositions :
L’animalité de l’homme ne supprime pas ses caractéristiques culturelles particulières : l’homme est, à la fois, animal et non-animal.
Le droit et les lois sont créés par l’homme.
L’homme peut parfaitement, comme il l’a déjà fait, les attribuer à d’autres entités que les hommes eux-mêmes.
Les droits attribués à une entité ne sont pas toujours liés à des devoirs de la part de cette entité.
Dans cet esprit, rien ne s’oppose à ce que, dans un souci moral, l’homme donne des droits particuliers aux animaux, à condition que la spécificité de l’homme et ses droits particuliers soient clairement affirmés.
En d’autres termes, il importe finalement, et le point est essentiel, de ne pas confondre et mélanger les droits de l’homme et les droits de l’animal. Et de laisser à chacun la place qui leur revient dans la loi.
Tout en étant sensible à la douleur animale et en cherchant à la réduire par les lois et les règlements, il importe donc de rester humaniste. C’est d’ailleurs ce qui ressort du remarquable rapport de Suzanne Antoine, président de chambre honoraire à la cour d’appel de Paris (9). Tout cela semble de bon sens. Mais les exemples cités plus haut montrent bien que ces thèses restent encore pour certains de digestion bien difficile ! «
Références et notes
(1) Georges Chapouthier, Au bon vouloir de l’homme, l’animal, Denoël, Paris, 1990
(2) Jean-Pierre Digard, Bulletin de la Fédération des Sociétés Taurines de France, Février 2007
(3) Attitudes des consommateurs vis-à-vis des animaux de ferme, Euro-baromètre spécial 229, Juin 2005 ; Plan d’action communautaire relatif au bien-être et à la protection des animaux d’élevage, Edinstitut, CIV, Janvier 2006
(4) Jean-Yves Nau, La bête humanisée, Le Monde, 25 Août 2006
(5) Michel de Pracontal, Des droits pour les bêtes, Le Nouvel Observateur, 4-10 Janvier 2007, p13
(6)Pascal Henri Keller, On n’est pas des bêtes, Libération, 24 Novembre 2006, p 31
(7) Jean-Claude Nouët, Georges Chapouthier (sous la direction de), Humanité, Animalité : quelles frontières ?, Editions « Connaissances et savoirs », Paris, 2006
(8) René Lacaze, Editorial, La gazette officielle de la Chasse et de la Nature, 11 Juillet 2003, p3
(9) Suzanne Antoine, Rapport sur un régime juridique de l’animal, Site internet du ministère de la justice, http://www.justice.gouv.fr/publicat/rapport/rapport-animal-0505.pdf