La crise sanitaire que nous traversons aujourd’hui n’épargne pas les animaux d’élevage. Ces animaux, en particulier ceux élevés spécifiquement pour leur viande (contrairement aux poules pondeuses et aux vaches laitières par exemple), font partie d’une chaîne de production qui fonctionne par lots d’animaux du même âge menés de la naissance à l’abattage, tandis que de nouveaux lots démarrent, et ainsi de suite. Dans la grande majorité des cas, ce système ne peut pas souffrir une mise à l’arrêt : on ne peut entasser gentiment les animaux dans un coin en attendant que ça passe.
Concrètement : les veaux, porcelets, poussins nés avant ou pendant la crise continuent évidemment d’être nourris et de se développer ; ils atteignent le poids et la conformation validant la prochaine phase de leur production qui nécessitera un déplacement : l’engraissement ou l’abattage. Dans le contexte de la pandémie de Covid-19, un choix s’offre : continuer la chaîne classique en procédant au transport de ces animaux vivants vers la prochaine étape ou conserver les animaux sur place. Le premier cas fait prendre des risques sanitaires et pose des problèmes logistiques – beaucoup de maillons professionnels étant en pause ou en sous-effectifs, dont les contrôles officiels. Dans le second cas, la problématique tient à l’entassement des animaux : les lots atteignant la maturité s’accumulent les uns après les autres. (À moins d’arrêter les cycles assez tôt en amont, ce qui est très compliqué dans les productions hyper intégrées ou longues comme pour les grands mammifères où il faut prendre en compte les temps de gestation par exemple.)
Aux États-Unis, les maxi-abattoirs devenus clusters de coronavirus ont fermé en chaîne, créant un goulot d’étranglement pour l’écoulement des animaux. Conséquence pratique : les cochons ont continué de grossir, d’occuper une place qu’ils n’étaient plus censés occuper, à une taille qui n’est plus compatible avec les équipements des abattoirs ; certains producteurs ont donc fait le choix difficile de sacrifier les animaux surnuméraires, pourtant bien portants. Business Insider estime le chiffre à plusieurs millions de porcs euthanasiés. D’un côté de la chaîne de production, il y a trop d’animaux qui s’accumulent, tandis que de l’autre, il n’y a plus assez de viande en rayon pour le consommateur… Si l’on ne va pas pleurer pour le consommateur, et que l’on peut se dire que cela a permis d’abréger les souffrances de ces porcs, élevés le plus souvent dans des conditions intensives indignes, en leur épargnant la phase du transport, il faut quand même reconnaître l’impardonnable gâchis de vies que cela représente. Les économies d’échelle réalisées en allant vers des abattoirs toujours plus gros posent un risque trop important dans une situation comme celle que l’on connaît aujourd’hui, les animaux n’étant pas de simples variables d’ajustement que l’on peut stocker. En voulant maximiser la production à l’abattoir, certains producteurs en ont perdu des millions de dollars, ce qui serait ironique si ce n’était aussi tragique. Toute l’infrastructure est à repenser. Et la recherche de la viande toujours la moins chère, même justifiée par des finances serrées, légitime ce faisant le système intensif hyper productiviste.
En France, malgré quelques fermetures dues à la progression du virus, le maillon de l’abattoir est toujours fonctionnel et la taille des abattoirs n’y présente pas le même risque de goulot d’étranglement – même si la tendance pointe vers le développement de maxi-abattoirs. Partons donc du principe qu’il est plus pragmatique de ne pas interrompre la chaîne et de procéder au transport. Partons également avec un bon esprit en se disant que les animaux sont protégés par des règles, notamment une directive européenne pleine de bonnes intentions. Arrêtons-nous quand même une minute pour vérifier si tout ça est bien suffisant. Or, ce n’est pas le cas : deux récents rapports de la Commission européenne sont assez accablants et une commission d’enquête du Parlement européen va être créée. En temps normal, le transport d’animaux vivants pose donc, de base, de graves problèmes en matière de protection des animaux en Europe, notamment dans le cas des transports de longue durée et en particulier vers les pays tiers (hors Union européenne). En temps de crise, c’est évidemment encore bien pire.
« En raison des délais de contrôle des frontières accrus résultant de la Covid-19, dans de nombreux cas, le transport d’animaux ne peut pas être effectué d’une manière conforme au droit de l’UE » a déclaré Peter Stevenson de Compassion In World Farming (CIWF). « Continuer les transports des animaux vivants dans de telles conditions est irresponsable et inhumain et ne tient pas compte du traité de l’UE, qui stipule que la législation et les politiques de l’UE doivent tenir pleinement compte du bien-être animal. »
Plusieurs incidents ont été relevés par nos collègues de CIWF : des véhicules transportant des animaux refusés d’entrée en Croatie ; des files d’attente de 40 km à la frontière entre la Lituanie et la Pologne ; des files d’attente du côté allemand à la frontière avec la Pologne de 65 km conduisant à des temps d’attente de 18 heures ; des véhicules avec des animaux dans de très longues files d’attente au point de sortie entre la Bulgarie et la Turquie. Des chauffeurs transportant des animaux de ferme ont déclaré à l’ONG Animals’ Angels qu’ils mettaient trois heures pour faire 300 m à l’intérieur de la frontière…
Ainsi, à l’initiative de CIWF, nous avons cosigné plusieurs courriers pour interpeler la Commission et le Conseil européen des ministres de l’Agriculture afin de prendre des mesures pour limiter ces transports et assurer le respect de la réglementation sur la protection des animaux.
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Cette situation met l’accent sur les problèmes sous-jacents liés aux transports d’animaux vivants, notamment ceux de longue durée et ceux vers les pays tiers. Malheureusement, on peut s’attendre à ce que de nouveaux évènements viennent amplifier le mal-être des animaux pendant le transport, qu’ils soient – espérons-le avec naïveté – exceptionnels comme cette crise sanitaire, ou réguliers – voire de plus en plus fréquents – comme les crises caniculaires. Nous continuons à nous mobiliser et espérons que les actions conjuguées de nos ONG auprès des décideurs, alliées aux progrès scientifiques, techniques et éthiques relayés par la société, porteront fruit afin que les règles évoluent pour mieux respecter les besoins des animaux. Ils ne sont pas des marchandises comme les autres. Ne les traitons pas comme tels.
Sophie Hild